Par un arrêt du 12 juin 1985, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur les conditions d’octroi d’une prestation sociale non-contributive à l’ascendant d’un travailleur migrant. En l’espèce, une ressortissante d’un État membre, résidant sur le territoire d’un autre État membre auprès de son fils qui y exerçait une activité salariée, s’est vu refuser le bénéfice d’une allocation spéciale de vieillesse. Cette allocation, destinée à garantir un revenu minimal aux personnes âgées, était régie par la législation de l’État d’accueil.
La caisse compétente a opposé un refus au motif que la requérante ne remplissait pas une condition de résidence de quinze années sur le territoire national. Cette condition était prévue par un accord intérimaire européen, applicable en l’absence de convention de réciprocité bilatérale. L’intéressée a formé un recours devant la juridiction nationale compétente, soutenant que cette exigence de durée de résidence était contraire au droit communautaire, et plus particulièrement au règlement n° 1408/71 relatif à la sécurité sociale des travailleurs migrants. Saisie du litige, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle portant sur la compatibilité de l’accord international avec les dispositions du droit communautaire.
Le problème de droit soulevé par cette affaire était donc de savoir si le droit communautaire, et notamment les principes d’égalité de traitement, s’opposait à ce qu’un État membre subordonne l’octroi d’une allocation de vieillesse à caractère non-contributif à une condition de résidence de longue durée pour l’ascendant d’un travailleur migrant, alors qu’une telle condition n’était pas imposée à ses propres nationaux.
La Cour de justice a répondu par la négative, mais en opérant une requalification juridique du fondement applicable. Elle a d’abord considéré que le règlement sur la sécurité sociale n° 1408/71 n’était pas applicable, car la prestation litigieuse constituait un droit propre et non un droit dérivé de la qualité de membre de la famille d’un travailleur. Elle a ensuite jugé que cette prestation relevait de la notion d’« avantage social » au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 1612/68 relatif à la libre circulation des travailleurs. Par conséquent, elle a affirmé que le principe d’égalité de traitement interdisait d’imposer une condition de durée de résidence aux ascendants de travailleurs migrants si les nationaux n’y étaient pas soumis.
L’analyse de la Cour s’articule en deux temps : elle écarte d’abord l’application du règlement sur la coordination des régimes de sécurité sociale en raison de la nature de la prestation (I), avant de mobiliser le règlement sur la libre circulation des travailleurs pour garantir l’égalité de traitement (II).
I. L’inapplicabilité du règlement sur la sécurité sociale à un droit personnel
La Cour de justice examine en premier lieu le champ d’application du règlement n° 1408/71, qui constituait le fondement principal de l’argumentation de la requérante. Elle conclut à son inapplicabilité en se fondant sur une distinction stricte entre les droits dérivés, couverts par ce texte, et les droits personnels, qui en sont exclus.
A. La distinction entre droits dérivés et droits personnels
Pour déterminer si la requérante pouvait se prévaloir du règlement n° 1408/71, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle ce texte ne confère aux membres de la famille d’un travailleur que des droits qualifiés de « dérivés ». Elle précise que « les membres de la famille d’un travailleur ou leurs survivants ne sauraient prétendre, au titre du règlement n° 1408/71, qu’aux droits dérivés, c’est-à-dire à ceux acquis en qualité de membre de la famille ou de survivant d’un travailleur ». Un droit dérivé est donc un droit qui naît en raison du lien de parenté avec le travailleur, tel qu’une pension de réversion ou des prestations familiales.
Or, en l’espèce, l’allocation spéciale de vieillesse est une prestation dont le bénéfice est subordonné à des conditions de ressources et d’âge, sans considération du statut de membre de la famille d’un travailleur. La Cour constate que « l’allocation spéciale de vieillesse […] est versée aux personnes âgées, indépendamment d’un quelconque lien de parenté avec un travailleur ». Il s’agit donc d’un droit propre, ou personnel, ouvert à toute personne remplissant les critères objectifs fixés par la loi nationale. Cette nature juridique de la prestation fait obstacle à l’application du règlement n° 1408/71.
B. La conséquente exclusion de la prestation du champ d’application du règlement
La qualification de droit personnel emporte une conséquence directe : l’impossibilité pour l’ascendant du travailleur de réclamer le bénéfice de l’allocation sur le fondement du règlement n° 1408/71. En effet, bien que la requérante entre dans le champ d’application personnel de ce règlement en tant que « membre de la famille d’un travailleur », le droit qu’elle revendique se situe hors de son champ d’application matériel. La Cour en déduit logiquement que « le droit à l’allocation spéciale de vieillesse ne constituant pas un droit dérivé au sens du règlement n° 1408/71, l’ascendant d’un travailleur migrant ne peut réclamer l’octroi de cette allocation au titre du règlement n° 1408/71 ».
Cette première partie du raisonnement, si elle semble fermer la porte à la demande de l’intéressée, démontre la rigueur de l’interprétation des textes par la Cour. Elle refuse d’étendre le champ d’un règlement spécialisé au-delà de son objet. Toutefois, fidèle à son rôle qui est de fournir à la juridiction nationale une réponse utile, la Cour ne s’arrête pas à ce constat d’inapplicabilité et examine le litige sous un autre angle juridique.
II. La requalification de la prestation en avantage social garantissant l’égalité de traitement
Après avoir écarté le terrain de la sécurité sociale, la Cour de justice déplace l’analyse sur celui de la libre circulation des travailleurs. Elle requalifie l’allocation litigieuse en « avantage social » au sens du règlement n° 1612/68, ce qui lui permet de sanctionner la condition de résidence discriminatoire.
A. L’extension de la notion d’avantage social
S’inspirant des observations de la Commission, la Cour examine si la prestation peut être qualifiée d’avantage social au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 1612/68. Elle rappelle sa définition large de cette notion, qui englobe « tous avantages qui, liés ou non à un contrat d’emploi, sont généralement reconnus aux travailleurs nationaux, en raison principalement de leur qualité objective de travailleurs ou du simple fait de leur résidence sur le territoire national, et dont l’extension aux travailleurs ressortissants d’autres États membres apparaît dès lors comme de nature à faciliter leur mobilité à l’intérieur de la Communauté ».
Appliquant cette définition au cas d’espèce, elle juge que l’allocation spéciale de vieillesse, garantissant un revenu minimal aux personnes âgées, constitue bien un tel avantage. Cette interprétation extensive de la notion d’avantage social permet de couvrir des prestations qui, bien que ne relevant pas de la sécurité sociale au sens strict, sont néanmoins essentielles à l’intégration des travailleurs migrants et de leur famille dans l’État membre d’accueil. En rattachant de telles allocations à la libre circulation, la Cour en renforce l’objectif d’intégration.
B. La prohibition de la condition de résidence discriminatoire
Une fois la qualification d’avantage social établie, l’application du principe d’égalité de traitement, consacré à l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 1612/68, devient inéluctable. La Cour affirme que le bénéfice des avantages sociaux doit être accordé aux travailleurs migrants et à leurs familles dans les mêmes conditions que pour les nationaux. Le droit de s’installer avec le travailleur, reconnu à ses ascendants par l’article 10 du même règlement, serait vidé de son sens si ces derniers ne pouvaient bénéficier du même traitement que les ascendants des travailleurs nationaux.
Par conséquent, imposer une condition de durée de résidence de quinze ans à l’ascendant d’un travailleur migrant, alors qu’une telle exigence n’est pas prévue pour les nationaux, constitue une discrimination indirecte fondée sur la nationalité, prohibée par le traité. La solution est claire : « l’octroi d’un tel avantage social ne peut être subordonné à la condition d’une résidence effective sur le territoire d’un État membre durant un certain nombre d’années, si une telle condition n’est pas prévue pour les ressortissants de cet État membre ». Cet arrêt illustre ainsi la volonté de la Cour de garantir l’effectivité du principe de non-discrimination en privilégiant une approche fonctionnelle des notions juridiques pour assurer la pleine intégration des travailleurs et de leurs familles au sein de l’Union.