Par un arrêt en date du 29 mars 1990, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle de la Communauté du fait de ses actes normatifs impliquant des choix de politique économique. En l’espèce, des organisations de producteurs de fruits et légumes ainsi que des producteurs individuels, établis en Italie et en France, ont subi un préjudice résultant de l’adoption d’un règlement par la Commission. Ce règlement modifiait les coefficients d’adaptation applicables aux prix d’achat des fruits et légumes retirés du marché dans le cadre de l’organisation commune des marchés, entraînant une baisse des compensations financières perçues par les organisations de producteurs et, selon elles, un fléchissement général des cours.
Les requérants ont introduit un recours en indemnité sur le fondement des articles 178 et 215, deuxième alinéa, du traité CEE, visant à obtenir la réparation de leur préjudice. Ils soutenaient, à titre principal, que le règlement litigieux constituait un acte administratif dont l’illégalité suffisait à engager la responsabilité de la Communauté. À titre subsidiaire, si l’acte était qualifié de normatif, ils arguaient que les illégalités commises, notamment un détournement de pouvoir et une motivation insuffisante, constituaient une violation suffisamment caractérisée d’une règle supérieure de droit. La Commission, pour sa part, contestait la recevabilité du recours et, sur le fond, le caractère fautif de son action, estimant avoir agi dans le cadre des compétences qui lui étaient dévolues.
La question de droit soumise à la Cour était donc de déterminer si un règlement fixant des coefficients d’adaptation dans le secteur agricole, acte impliquant des choix de politique économique, pouvait engager la responsabilité de la Communauté, et dans quelles conditions une illégalité formelle, telle qu’un défaut de motivation, serait susceptible de constituer la violation caractérisée requise.
La Cour de justice a répondu en affirmant que de tels actes ne peuvent engager la responsabilité de la Communauté « que s’il y a eu violation suffisamment caractérisée d’une règle supérieure de droit protégeant les particuliers ». Elle a ensuite jugé qu’une éventuelle insuffisance de motivation d’un acte réglementaire n’est pas de nature, à elle seule, à engager cette responsabilité, écartant ainsi les prétentions des requérants.
Cette décision confirme le régime restrictif de la responsabilité communautaire pour les actes normatifs (I), tout en précisant la portée limitée des vices de forme dans ce contentieux (II).
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I. La confirmation du régime de responsabilité restrictive pour les actes normatifs de politique économique
La Cour applique avec rigueur sa jurisprudence relative aux conditions d’engagement de la responsabilité du fait d’actes impliquant des choix de politique économique. Elle qualifie d’abord l’acte en cause de normatif (A) avant de lui appliquer le critère exigeant d’une violation suffisamment caractérisée (B).
A. La qualification d’acte normatif impliquant des choix de politique économique
La Cour constate que le règlement litigieux « constitue un acte normatif qui implique des choix de politique économique ». Cette qualification est justifiée par deux éléments. D’une part, il s’agit d’un acte de portée générale visant « l’ensemble des opérateurs qui exercent une activité commerciale dans le secteur des fruits et légumes ». Il ne s’agit donc pas d’une décision individuelle ou d’un acte administratif s’adressant à des destinataires déterminés, ce qui écarte l’argument principal des requérants.
D’autre part, l’acte implique des choix de politique économique car la fixation des coefficients d’adaptation oblige la Commission à opérer des arbitrages similaires à ceux du Conseil lorsqu’il fixe les prix de base. Elle doit tenir compte « des caractéristiques du marché et plus particulièrement de l’ampleur de la fluctuation des cours ». En ajustant les prix d’intervention pour une multitude de produits aux caractéristiques variées, la Commission exerce une large marge d’appréciation qui relève de la conduite de la politique agricole commune. Cette analyse réaffirme une conception extensive de la notion d’acte de politique économique, englobant non seulement les grandes orientations, mais aussi les mesures techniques qui en assurent la mise en œuvre.
B. L’exigence réitérée d’une violation suffisamment caractérisée
Une fois la nature de l’acte établie, la Cour en déduit logiquement le régime de responsabilité applicable. Elle rappelle sa jurisprudence constante, établie notamment dans l’arrêt du 2 décembre 1971, *Aktien-Zuckerfabrik Schoeppenstedt/Conseil*, selon laquelle la responsabilité de la Communauté n’est engagée qu’en cas de « violation suffisamment caractérisée d’une règle supérieure de droit protégeant les particuliers ». Ce faisant, elle confirme que l’action des institutions dans l’exercice de leur pouvoir normatif en matière économique bénéficie d’une protection renforcée contre les recours en indemnité.
L’application de ce critère au cas d’espèce est sans équivoque. La Cour rejette l’argument du détournement de pouvoir en soulignant que le règlement de base attribuait expressément compétence à la Commission pour fixer les coefficients d’adaptation. L’exercice de cette compétence déléguée ne saurait constituer une immixtion dans les pouvoirs du Conseil. La modification des prix qui en résulte n’est que « la conséquence des mécanismes de régulation du marché prévus par le règlement de base ». La violation alléguée n’est donc ni manifeste ni grave, et le seuil de la violation caractérisée n’est pas atteint.
II. L’exclusion de l’insuffisance de motivation comme source de responsabilité
Au-delà de la confirmation de sa jurisprudence générale, l’arrêt apporte une précision importante concernant la hiérarchie des illégalités susceptibles d’engager la responsabilité de la Communauté. Il opère une distinction nette entre la légalité interne de l’acte et la faute de nature à fonder une action en indemnité (A), conférant ainsi une portée limitée aux vices purement formels (B).
A. La distinction entre légalité interne et faute engageant la responsabilité
Le moyen le plus détaillé des requérants concernait l’insuffisance de motivation du règlement litigieux. La Cour écarte cet argument de manière péremptoire en se fondant sur sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt du 15 septembre 1982, *Kind/Communauté économique européenne*. Elle énonce clairement qu’« une éventuelle insuffisance de motivation d’un acte réglementaire n’est pas de nature à engager la responsabilité de la Communauté ». Cette formule établit une dissociation entre le contentieux de l’annulation et celui de la responsabilité.
L’obligation de motivation, prévue à l’article 190 du traité CEE, vise à permettre aux parties de défendre leurs droits, aux juridictions d’exercer leur contrôle et aux États membres ainsi qu’aux autres institutions de connaître les conditions d’application du droit communautaire. Si son non-respect constitue bien un vice de forme pouvant entraîner l’annulation de l’acte, il ne constitue pas, en soi, une violation d’une règle supérieure de droit protégeant les particuliers au sens du contentieux de la responsabilité. La Cour considère implicitement que ce vice procédural n’atteint pas la gravité requise pour être qualifié de « suffisamment caractérisé ».
B. La portée de la solution : une immunité de fait pour les illégalités formelles
En affirmant qu’un défaut de motivation n’est pas de nature à engager la responsabilité de la Communauté, la Cour restreint considérablement le champ des illégalités invocables dans une action en indemnité contre un acte normatif. Cette solution revient à concentrer le débat sur des violations substantielles du droit, telles que la méconnaissance du principe de non-discrimination, du principe de proportionnalité ou la violation de la confiance légitime. Les vices de forme, même avérés, sont ainsi relégués au second plan dans ce type de contentieux.
Cette jurisprudence protège l’action normative de la Communauté contre des actions en réparation qui pourraient paralyser son activité régulatrice pour des motifs purement procéduraux. Elle contraint les justiciables qui s’estiment lésés par un acte de politique économique à démontrer une atteinte grave à leurs droits fondamentaux ou aux principes essentiels de l’ordre juridique communautaire. En définitive, si le droit à un recours effectif est préservé, ses conditions d’exercice sont strictement encadrées pour préserver la marge de manœuvre nécessaire à la conduite des politiques communes.