Arrêt de la Cour (première chambre) du 9 septembre 1999. – Arnaldo Lucaccioni contre Commission des Communautés européennes. – Pourvoi – Recours en indemnité. – Affaire C-257/98 P.

Par un arrêt rendu le 27 janvier 2000, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur les modalités d’articulation entre le régime d’indemnisation spécifique prévu par le statut des fonctionnaires et le régime de responsabilité non contractuelle de droit commun.

En l’espèce, un ancien fonctionnaire d’une institution communautaire, atteint d’une maladie reconnue comme professionnelle, avait perçu une indemnité forfaitaire en application de l’article 73 du statut. S’estimant insuffisamment dédommagé au regard des fautes qu’il imputait à son employeur dans la survenance de son état de santé, il a introduit un recours en indemnité complémentaire devant le Tribunal de première instance sur le fondement de la responsabilité non contractuelle de l’institution.

Le Tribunal de première instance a rejeté sa demande, au motif que le requérant n’avait pas démontré que le préjudice allégué n’avait pas déjà été intégralement réparé par la somme versée au titre du régime statutaire. Le fonctionnaire a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, arguant principalement que le Tribunal avait commis une erreur de droit en examinant la condition relative au préjudice avant celle de la faute, et en tenant compte de l’indemnité statutaire pour évaluer le dommage réparable au titre du droit commun.

La question de droit posée à la Cour était donc double. D’une part, il s’agissait de déterminer si le juge communautaire est tenu de suivre un ordre précis dans l’examen des conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle. D’autre part, il lui était demandé de clarifier dans quelle mesure les prestations versées au titre d’un régime spécial d’indemnisation doivent être prises en compte dans l’évaluation d’un préjudice dont la réparation est demandée sur le fondement du droit commun.

À cette double interrogation, la Cour de justice répond de manière claire. Elle affirme que les conditions de la responsabilité étant cumulatives, le juge n’est pas contraint de les examiner dans un ordre déterminé et peut rejeter un recours dès lors que l’une d’elles fait défaut. Elle juge en outre que, si un fonctionnaire peut demander une indemnisation complémentaire en cas de faute de l’institution, les prestations déjà perçues au titre du régime statutaire doivent nécessairement être prises en compte pour évaluer le préjudice restant à réparer, afin d’éviter une double indemnisation.

La solution retenue par la Cour permet ainsi de préciser l’articulation entre les régimes de responsabilité, en affirmant la primauté du principe de réparation intégrale sans double indemnisation (I), tout en rappelant avec fermeté les limites du contrôle qu’elle exerce dans le cadre d’un pourvoi (II).

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I. La clarification des rapports entre le régime statutaire et le régime de droit commun de la responsabilité

La Cour, en rejetant l’argumentation du requérant, établit une hiérarchie non pas entre les conditions de la responsabilité, mais entre les principes qui gouvernent son engagement. Elle consacre ainsi la liberté d’appréciation du juge quant à l’ordre d’examen des conditions de la responsabilité (A) et réaffirme le principe fondamental de non-cumul des indemnisations (B).

A. Le rejet d’une hiérarchie entre les conditions de la responsabilité

Le requérant reprochait au Tribunal de première instance d’avoir examiné en premier lieu l’existence d’un préjudice non réparé, avant même d’analyser la faute potentielle de l’institution. La Cour écarte cet argument en rappelant la nature des conditions de la responsabilité non contractuelle. Selon une jurisprudence constante, l’engagement de la responsabilité communautaire suppose la réunion de trois conditions : l’illégalité du comportement reproché, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité entre ce comportement et le préjudice. La Cour précise que ces conditions sont cumulatives.

Il en résulte une conséquence procédurale importante que l’arrêt met en lumière : « le fait que l’une d’entre elles fait défaut suffit pour rejeter un recours en indemnité ». Partant de ce postulat, le juge n’est aucunement tenu de suivre un ordre d’examen prédéfini. Il peut, pour des raisons d’économie procédurale, débuter son analyse par la condition qui lui semble la plus manifestement non remplie. En l’espèce, le Tribunal était donc parfaitement fondé à vérifier si le requérant pouvait encore justifier d’un préjudice après avoir reçu une indemnité substantielle, avant de se lancer dans une analyse complexe de la faute de l’institution. Cette solution pragmatique confère au juge une souplesse nécessaire à la bonne administration de la justice.

B. Le principe de non-cumul des indemnisations

Le second apport substantiel de la décision réside dans l’affirmation claire que les deux systèmes d’indemnisation, statutaire et de droit commun, ne sont pas indépendants. Le requérant soutenait que l’indemnité forfaitaire de l’article 73 du statut, qui obéit à une logique assurantielle, ne pouvait être confondue avec la réparation d’un préjudice en droit commun, fondée sur la faute. La Cour rejette cette vision cloisonnée. Elle rappelle que le droit à une indemnisation complémentaire sur le fondement de la responsabilité de l’institution existe lorsque les prestations statutaires ne suffisent pas à assurer la pleine réparation du dommage.

L’objectif n’est donc pas de cumuler les réparations, mais d’assurer une réparation intégrale du préjudice, et uniquement de celui-ci. La Cour énonce à ce titre que le fonctionnaire ne peut « prétendre à une double indemnisation du préjudice subi, l’une au titre de l’article 73 du statut et l’autre au titre de l’article 215 du traité ». Par conséquent, le juge saisi d’une action en responsabilité doit déduire de l’évaluation globale du préjudice les sommes déjà perçues au titre du régime spécial. Ce faisant, l’arrêt confirme que l’action en responsabilité de droit commun a un caractère subsidiaire ou complémentaire, visant à combler les lacunes éventuelles du régime forfaitaire.

II. Le rappel des limites du contrôle exercé par la Cour en matière de pourvoi

Au-delà de la clarification sur le fond du droit de la responsabilité, cet arrêt a une portée pédagogique en ce qu’il délimite strictement le rôle de la Cour de justice en tant que juge de cassation. Elle rappelle ainsi que l’appréciation des faits et du montant du préjudice relève de la compétence souveraine des juges du fond (A) et que le pourvoi doit être soutenu par une argumentation juridique précise pour être recevable (B).

A. La souveraineté du Tribunal dans l’appréciation des faits et du préjudice

Le requérant contestait l’évaluation faite par le Tribunal, qui avait jugé que le capital versé au titre du statut couvrait à la fois son préjudice matériel et son préjudice moral. La Cour refuse de s’engager dans ce débat, rappelant les principes directeurs du pourvoi. Elle énonce que, si elle contrôle la qualification juridique des faits, elle n’est pas compétente pour constater ces derniers ni pour examiner les preuves retenues, sauf en cas de dénaturation.

Cette règle s’applique avec une force particulière à l’évaluation du dommage. La Cour juge qu’une fois l’existence d’un dommage constatée, « il est seul compétent pour apprécier, dans les limites de la demande, le mode et l’étendue de la réparation du dommage ». Le contrôle de la Cour se limite alors à vérifier que la décision du Tribunal est suffisamment motivée, c’est-à-dire qu’elle « indique les critères pris en compte aux fins de la détermination du montant retenu ». En l’espèce, le Tribunal ayant exposé son raisonnement en se référant aux calculs actuariels produits et aux différents postes de préjudice, la Cour a estimé la motivation suffisante, se refusant à substituer sa propre appréciation à celle des juges du fond.

B. L’exigence d’une motivation suffisante et d’une argumentation juridique précise

Enfin, la Cour profite de l’examen de la dernière branche du pourvoi pour sanctionner le manque de rigueur de l’argumentation du requérant. Celui-ci se contentait de critiquer la conclusion du Tribunal sans articuler de véritable moyen de droit. La Cour rappelle alors les exigences formelles posées par ses textes fondateurs, selon lesquels « un pourvoi doit indiquer de façon précise les éléments critiqués de l’arrêt dont l’annulation est demandée ainsi que les arguments juridiques qui soutiennent cette demande ».

Un pourvoi ne saurait être une simple répétition des arguments déjà soulevés en première instance. Il doit identifier une erreur de droit commise par le Tribunal. En déclarant irrecevable une branche du moyen qui ne répondait pas à cette exigence, la Cour adresse un message clair aux justiciables et à leurs conseils sur la nécessité de structurer leur argumentation de manière technique et ciblée. De plus, elle souligne que même si le moyen avait été recevable, il aurait été inopérant, le requérant n’ayant démontré aucun préjudice découlant de l’irrégularité procédurale alléguée, ce qui illustre une nouvelle fois la logique d’économie procédurale au cœur de la décision.

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