Arrêt de la Cour (quatrième chambre) du 16 novembre 1983. – Thyssen AG contre Commission des Communautés européennes. – CECA – Dépassement de quotas – Amendes. – Affaire 188/82.

Par un arrêt rendu en 1982 dans l’affaire 188/82, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur les justifications qu’une entreprise peut invoquer après avoir enfreint un régime de quotas de production d’acier. En l’espèce, une société sidérurgique avait dépassé le quota qui lui avait été attribué pour le premier trimestre de 1981. Ce dépassement visait à honorer une commande destinée à une entreprise tierce, dont la continuité de la production était menacée. La société requérante mettait en avant le fait que, pour le trimestre précédent, la Commission lui avait communiqué son quota de production rectifié avec un retard tel qu’il lui avait été matériellement impossible d’utiliser la totalité de la marge de production à laquelle elle avait droit.

Saisie par l’entreprise d’un recours en annulation de la décision de la Commission lui infligeant une amende, la Cour de justice a été amenée à répondre à une double interrogation. D’une part, le comportement fautif d’une institution communautaire ou l’état de nécessité d’un tiers peuvent-ils justifier la violation par une entreprise des obligations qui lui incombent en vertu du droit communautaire ? D’autre part, dans quelle mesure de telles circonstances peuvent-elles influencer la détermination du montant de la sanction pécuniaire infligée ? À cette question, la Cour a apporté une réponse nuancée. Elle a d’abord fermement écarté toute justification de la violation du droit communautaire, affirmant qu’une faute de l’administration ne saurait légitimer un tel manquement. Cependant, elle a ensuite jugé que les circonstances particulières de l’affaire, et notamment le retard initial de la Commission, constituaient une situation exceptionnelle justifiant une réduction substantielle de l’amende, qu’elle a fixée à un montant symbolique. La solution retenue par la Cour distingue ainsi nettement l’appréciation de la légalité du comportement de l’entreprise et la modulation de la sanction. Il convient donc d’examiner le refus de principe d’admettre des faits justificatifs à la violation du droit communautaire (I), avant d’analyser la prise en compte des circonstances de l’espèce dans la fixation de la sanction (II).

***

I. Le rejet inflexible des justifications à la violation du droit communautaire

La Cour de justice a adopté une position de principe rigoureuse en refusant de reconnaître la validité des arguments avancés par l’entreprise pour légitimer le dépassement de son quota de production. Elle a ainsi écarté tant les justifications tirées du comportement de l’administration (A) que celles fondées sur la situation d’un tiers (B).

A. L’inefficacité des moyens fondés sur le comportement de l’administration

La société requérante soutenait que le retard fautif de la Commission dans la communication de son quota pour le quatrième trimestre 1980 l’avait empêchée de produire la quantité nécessaire à sa cliente, la contraignant de ce fait à dépasser son quota au trimestre suivant. La Cour rejette cet argument de manière péremptoire en affirmant qu’« un comportement fautif de la commission ne saurait justifier une violation du droit communautaire de la part d’une entreprise et cela indépendamment des justifications économiques avancées par celle-ci ». Ce faisant, elle établit une séparation stricte entre la responsabilité éventuelle de l’institution et l’obligation pour les opérateurs économiques de se conformer aux normes en vigueur. La légalité du système de quotas ne peut être remise en cause par des erreurs administratives dans sa mise en œuvre.

De même, la Cour écarte l’argument selon lequel des fonctionnaires de la Commission auraient promis à l’entreprise qu’aucune amende ne lui serait infligée. Elle rappelle avec force qu’« aucun fonctionnaire ne peut valablement s’engager a ne pas appliquer le droit communautaire ». Par cette formule, la Cour dénie toute portée juridique à de telles assurances, qui ne sauraient créer une situation de confiance légitime protégeant l’entreprise contre les conséquences de ses actes. Le principe de légalité et la hiérarchie des normes s’opposent à ce qu’une promesse informelle, même émanant de représentants de l’institution, puisse faire échec à l’application d’une décision réglementaire.

B. L’inopérance de l’état de nécessité d’un tiers

L’entreprise tentait également de se justifier en invoquant la situation difficile de sa cliente, laquelle avait besoin des livraisons litigieuses pour ne pas interrompre sa propre production. La Cour refuse de considérer cet élément comme un cas d’état de nécessité exonératoire. Elle précise en effet qu’« une entreprise ne saurait se prévaloir d’un prétendu état de nécessité d’un tiers pour justifier une violation des obligations qui lui incombent en vertu du régime de quotas de production ».

Cette position, si elle ne tranche pas de manière générale le rôle de l’état de nécessité en droit communautaire, en limite considérablement la portée dans le contexte d’un système de régulation économique. Admettre qu’une entreprise puisse s’affranchir de ses propres obligations pour répondre aux besoins d’un partenaire commercial reviendrait à créer une brèche dans le système des quotas, dont l’efficacité repose précisément sur le respect strict des limites de production par chaque assujetti. La Cour privilégie ainsi la cohérence et l’intégrité du régime de crise sur les difficultés économiques particulières, même réelles, rencontrées par un opérateur du marché.

Après avoir ainsi confirmé sans équivoque l’existence de l’infraction en balayant l’ensemble des justifications proposées, la Cour se penche sur les suites à donner à ce constat, et fait preuve d’une appréciation bien plus souple quant à la sanction.

II. La modulation de la sanction au nom de l’équité

Si la Cour se montre intransigeante sur le principe même de l’infraction, elle adopte une approche pragmatique pour en déterminer la sanction. Elle reconnaît d’abord à la Commission un pouvoir de graduation des amendes (A), pour ensuite identifier en l’espèce une situation exceptionnelle justifiant une réduction de la peine pécuniaire (B).

A. La consécration d’un pouvoir de graduation dans la fixation de l’amende

Face à l’argument de la Commission selon lequel elle était liée par un taux d’amende fixe, la Cour développe une interprétation téléologique et littérale des textes. Elle relève que la décision générale fixant le montant de l’amende à 75 écus par tonne de dépassement utilise l’expression « en règle générale », et que le traité CECA lui-même se borne à fixer un « montant maximum ». Elle en déduit que cette rédaction « n’exclut nullement la faculté de la commission de graduer le montant des amendes en raison des circonstances de la violation ».

La Cour rejette ainsi une approche purement mathématique de la sanction. Elle rappelle à la Commission qu’elle dispose d’une marge d’appréciation pour tenir compte des particularités de chaque cas. Cette interprétation est fondamentale, car elle soumet l’exercice du pouvoir de sanction au respect du principe de proportionnalité, non seulement dans son principe, mais aussi dans son quantum. Le juge s’assure ainsi que la sanction n’est pas seulement une conséquence automatique de l’infraction, mais une réponse adaptée à sa gravité concrète.

B. La caractérisation d’une situation exceptionnelle justifiant une réduction

C’est précisément en application de ce principe de proportionnalité que la Cour examine les circonstances de l’espèce. Elle constate que « le retard dans la communication du quota définitif a empêché [la société requérante] de produire, au cours du dernier trimestre de 1980, la quantité dont elle pouvait bénéficier ». La Cour reconnaît donc l’existence d’un lien de causalité direct entre la faute initiale de l’institution et les difficultés de gestion de la production rencontrées par l’entreprise.

Bien que cette faute n’excuse pas l’infraction, elle en diminue la gravité. La Cour estime qu’il existe en faveur de la requérante « une situation exceptionnelle justifiant une appréciation différente de celle de la commission quant a la gravite de l’infraction et a la fixation du montant de l’amende ». Faisant alors usage de sa compétence de pleine juridiction, qui lui permet de réformer les sanctions pécuniaires, elle décide de fixer l’amende à un montant symbolique. Par cette décision, la Cour de justice envoie un signal fort : si le respect de la légalité communautaire est impératif, les institutions ne sauraient ignorer les conséquences de leurs propres manquements lorsqu’elles sanctionnent les administrés. L’équité vient ainsi tempérer la rigueur de la loi.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture