Par un arrêt du 20 septembre 1988, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de l’application de la directive 71/305/CEE relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux. En l’espèce, une entreprise avait soumissionné à un marché de travaux lancé par une commission locale de remembrement d’un État membre. Bien que son offre fût la plus basse en termes de prix, elle fut écartée au profit d’un autre soumissionnaire. Le pouvoir adjudicateur justifia sa décision par trois motifs : l’expérience spécifique insuffisante de l’entreprise évincée, le caractère jugé moins acceptable de son offre et son incapacité à employer des chômeurs de longue durée. Saisie par l’entreprise, la juridiction nationale, confrontée à une difficulté d’interprétation du droit communautaire, a adressé à la Cour de justice une demande de décision à titre préjudiciel. Les questions posées visaient à déterminer si un organisme tel que la commission locale de remembrement entrait dans le champ d’application de la directive, si les motifs d’exclusion invoqués étaient compatibles avec celle-ci et, enfin, si un particulier pouvait se prévaloir des dispositions de la directive devant les juridictions nationales. La Cour de justice a répondu que la notion d’État doit être interprétée de manière fonctionnelle, que les critères de sélection des soumissionnaires sont strictement encadrés et que les dispositions pertinentes de la directive revêtent un effet direct. La Cour, par cette décision, clarifie ainsi le périmètre d’application de la directive et les obligations des pouvoirs adjudicateurs (I), tout en consacrant l’invocabilité des droits qu’elle confère aux justiciables (II).
I. La clarification du champ d’application et des critères de sélection des offres
La Cour de justice adopte une approche extensive du champ d’application de la directive en définissant de manière fonctionnelle la notion de pouvoir adjudicateur (A), avant de procéder à un encadrement rigoureux des critères permettant d’écarter un soumissionnaire (B).
A. L’interprétation fonctionnelle de la notion de pouvoir adjudicateur
La première question portait sur l’assujettissement d’une commission locale de remembrement aux obligations de la directive. La Cour affirme qu’un organisme dont « la composition et les fonctions sont prévues par la loi et qui dépend des pouvoirs publics de par la nomination de ses membres, par la garantie des obligations découlant de ses actes et par le financement des marchés publics qu’il est chargé d’adjuger doit être considéré comme relevant de l’État ». Elle écarte ainsi une approche purement formelle qui consisterait à s’attacher à la seule personnalité juridique ou à l’intégration administrative formelle de l’entité. En retenant une interprétation fonctionnelle de la notion d’État au sens de l’article 1er de la directive, la Cour cherche à garantir l’effet utile du texte. L’objectif de réalisation effective de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services serait compromis si les États membres pouvaient soustraire certains marchés à la concurrence communautaire par le simple truchement de structures juridiquement distinctes mais matériellement dépendantes des pouvoirs publics. Cette solution assure une application large et homogène des règles de publicité et de mise en concurrence sur l’ensemble du territoire de la Communauté.
B. L’encadrement strict des motifs d’exclusion d’un soumissionnaire
La Cour examine ensuite la validité des trois motifs d’exclusion invoqués par le pouvoir adjudicateur, en opérant une distinction fondamentale entre la vérification de l’aptitude des entrepreneurs et l’attribution du marché. S’agissant du défaut d’expérience spécifique, elle le considère comme « un critère légitime de capacité technique » relevant de la vérification de l’aptitude, conformément aux articles 20 et 26 de la directive. En revanche, le critère de « l’offre la plus acceptable » est jugé compatible uniquement s’il « exprime le pouvoir d’appréciation reconnu aux pouvoirs adjudicateurs en vue d’identifier l’offre économiquement la plus avantageuse sur la base de critères objectifs ». Il ne saurait conférer une liberté de choix arbitraire. De plus, de tels critères doivent impérativement être mentionnés dans l’avis de marché ou le cahier des charges, un simple renvoi général à la législation nationale étant insuffisant. Enfin, la condition relative à l’emploi de chômeurs de longue durée est admise, mais à la double condition qu’elle n’ait pas d’incidence discriminatoire directe ou indirecte et qu’elle soit explicitement mentionnée dans l’avis de marché. Par cette analyse différenciée, la Cour circonscrit le pouvoir d’appréciation des pouvoirs adjudicateurs et renforce la transparence des procédures.
Après avoir précisé le cadre matériel applicable à la passation des marchés, la Cour se prononce sur les conséquences juridiques du non-respect de ces règles par un État membre, affirmant ainsi la portée normative de la directive dans l’ordre juridique interne.
II. La consécration de l’effectivité des droits des soumissionnaires
La force juridique de la directive est assurée par deux mécanismes complémentaires que la Cour réaffirme avec clarté : l’obligation pour le juge national de procéder à une interprétation conforme du droit interne (A) et la reconnaissance de l’effet direct de certaines dispositions de la directive (B).
A. L’obligation d’interprétation conforme du droit national
La Cour rappelle un principe cardinal du droit communautaire, en jugeant que l’obligation pour les États membres d’atteindre le résultat prévu par une directive « s’impose à toutes les autorités des États membres y compris, dans le cadre de leur compétence, les autorités juridictionnelles ». Il en découle que le juge national, lorsqu’il applique le droit interne, et plus encore une législation adoptée pour transposer une directive, est tenu « d’interpréter son droit national à la lumière du texte et de la finalité de la directive ». Cette obligation d’interprétation conforme constitue un instrument essentiel pour assurer la pleine effectivité du droit communautaire. Elle permet de pallier les éventuelles imperfections de la transposition et garantit que les objectifs de la directive irriguent l’ensemble de l’ordre juridique national. Le juge devient ainsi le premier garant de l’application correcte du droit communautaire, en assurant une cohérence entre le droit interne et les exigences européennes.
B. La reconnaissance de l’effet direct des dispositions de la directive
Au-delà de l’interprétation conforme, la Cour examine si les particuliers peuvent directement invoquer les dispositions de la directive à l’encontre de l’État. Elle réitère sa jurisprudence constante selon laquelle « dans tous les cas où des dispositions d’une directive apparaissent comme étant, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises, les particuliers sont fondés à les invoquer ». Appliquant ce critère aux articles 20, 26 et 29 de la directive 71/305, elle juge qu’ils remplissent ces conditions. Ces articles, qui encadrent les critères de sélection et d’attribution et imposent des obligations de publicité, visent à « protéger le soumissionnaire de l’arbitraire du pouvoir adjudicateur ». Les obligations qui en découlent pour les États membres sont jugées inconditionnelles et suffisamment précises pour être appliquées par un juge sans nécessiter de mesure d’exécution complémentaire. La reconnaissance de cet effet direct vertical confère aux soumissionnaires un droit subjectif qu’ils peuvent faire valoir devant les juridictions nationales pour contester une décision d’attribution contraire à la directive, renforçant ainsi de manière décisive leur protection juridique.