Par un arrêt du 13 juillet 2000, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la compatibilité d’une législation nationale avec le principe communautaire d’égalité de traitement en matière de sécurité sociale. En l’espèce, un pensionné, résidant aux Pays-Bas, s’est vu refuser le versement d’un rappel de pension d’invalidité par l’organisme de sécurité sociale allemand compétent. Ce refus était fondé sur une disposition du droit allemand qui fixait un seuil minimal pour le paiement des arrérages de pension, ce seuil étant trois fois plus élevé pour les versements à l’étranger que pour les versements effectués sur le territoire national. Le montant dû au pensionné, bien que supérieur au seuil applicable aux résidents allemands, était inférieur à celui exigé pour les bénéficiaires résidant hors d’Allemagne.
Le pensionné a contesté cette décision en invoquant une violation du principe d’égalité de traitement. Après le rejet de son recours administratif, l’affaire fut portée devant le Sozialgericht Münster. Cette juridiction, doutant de la conformité de la législation nationale au droit communautaire, a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si le principe d’égalité de traitement, tel qu’énoncé notamment à l’article 3 du règlement n° 1408/71, s’oppose à une réglementation nationale qui subordonne le paiement d’une prestation à des conditions de montant minimal plus strictes pour les bénéficiaires résidant dans un autre État membre. La Cour a répondu par l’affirmative, considérant qu’une telle différence de traitement est discriminatoire lorsqu’elle n’est pas justifiée par des surcoûts objectifs liés au versement à l’étranger. La solution de la Cour conforte une conception extensive du principe de non-discrimination (I), tout en soumettant les justifications avancées par les États membres à un contrôle rigoureux (II).
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I. La confirmation d’une discrimination indirecte fondée sur le lieu de résidence
La Cour de justice retient une interprétation large de la discrimination en s’attachant aux effets d’une mesure nationale plutôt qu’à sa lettre (A), ce qui la conduit à présumer qu’une condition de résidence affecte de manière disproportionnée les ressortissants d’autres États membres (B).
A. L’identification d’une mesure neutre en apparence mais discriminatoire en substance
La législation allemande en cause n’opérait aucune distinction fondée sur la nationalité des bénéficiaires, mais uniquement sur leur lieu de résidence. Une telle mesure, indistinctement applicable, échappe à la qualification de discrimination directe. Toutefois, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le principe d’égalité de traitement « prohibe non seulement les discriminations ostensibles, fondées sur la nationalité des bénéficiaires des régimes de sécurité sociale, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat ». Le critère de la résidence, bien que neutre en apparence, est ainsi susceptible de masquer une discrimination fondée sur la nationalité.
En l’espèce, la Cour constate que la condition d’un seuil de paiement plus élevé pour les versements à l’étranger désavantage les bénéficiaires de pensions qui résident hors d’Allemagne. En liant le bénéfice d’un droit social à une condition territoriale, la réglementation nationale introduit une différence de traitement qui, pour être compatible avec le droit communautaire, doit reposer sur une justification objective et proportionnée. La Cour s’engage ainsi dans l’analyse des effets concrets de la mesure pour déterminer si elle risque de porter une atteinte particulière aux travailleurs ayant exercé leur droit à la libre circulation.
B. La présomption d’un effet préjudiciable pour les travailleurs migrants
Pour établir l’existence d’une discrimination indirecte, la Cour examine si la mesure est susceptible d’affecter davantage les ressortissants d’autres États membres que les nationaux. Elle considère qu’une disposition qui module un droit en fonction du lieu de résidence « opère en pratique comme une clause de résidence qui est plus facilement remplie par les bénéficiaires nationaux que par ceux d’autres États membres ». La Cour en déduit qu’une telle mesure risque de défavoriser plus particulièrement les travailleurs migrants.
Elle précise que cette conclusion s’impose dès lors que la disposition est « susceptible, par sa nature même, d’affecter davantage les ressortissants d’autres États membres que les ressortissants nationaux ». Cette approche permet de ne pas subordonner la constatation d’une discrimination à des preuves statistiques complexes sur la composition par nationalité des groupes concernés. Il suffit que, par nature, les travailleurs migrants de retour dans leur pays d’origine ou les anciens travailleurs frontaliers soient plus nombreux, en proportion, dans le groupe des bénéficiaires résidant à l’étranger. La Cour écarte ainsi l’argument selon lequel la majorité des bénéficiaires résidant hors d’Allemagne pourraient être de nationalité allemande, car ce n’est pas le nombre absolu qui importe mais bien la proportion relative de non-nationaux affectés par la mesure restrictive.
II. L’appréciation stricte de la justification tirée de considérations économiques
Après avoir qualifié la mesure de discrimination indirecte, la Cour en examine la justification potentielle. Si elle admet en principe la pertinence de considérations économiques (A), elle les rejette en l’espèce, faute de réalité avérée des surcoûts invoqués (B).
A. L’admissibilité de principe d’une justification par des surcoûts administratifs
Le droit communautaire n’exclut pas qu’une mesure restrictive de la libre circulation puisse être justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général. Le gouvernement allemand, intervenant dans la procédure, avait fait valoir que le seuil de paiement plus élevé pour l’étranger se justifiait par les frais administratifs et bancaires supérieurs induits par de tels versements. La Cour reconnaît implicitement que de telles considérations peuvent constituer une justification objective, indépendante de la nationalité des travailleurs.
En effet, le règlement n° 574/72 prévoit lui-même la possibilité pour l’organisme débiteur de récupérer les frais afférents au paiement des prestations. L’objectif d’éviter des démarches administratives dont le coût serait disproportionné par rapport au montant de la prestation est donc en soi un objectif légitime. La Cour admet ainsi que « l’existence de frais plus élevés accompagnant les versements effectués en dehors du territoire national » pourrait, dans certaines circonstances, justifier un traitement différencié. Toutefois, cette justification doit être non seulement légitime dans son principe mais également proportionnée et fondée sur des éléments objectifs et vérifiables.
B. Le rejet de la justification en l’absence de frais supplémentaires avérés
L’argument de l’État membre est écarté au terme d’une analyse concrète des modalités de paiement. La Cour constate que la justification avancée manque en fait de pertinence dans le cas d’espèce, et ce pour deux raisons. D’une part, elle relève que les paiements de sécurité sociale entre l’Allemagne et les Pays-Bas s’effectuent via une procédure de compensation, dite de « clearing », qui ne génère « aucuns frais supplémentaires puisque aucun paiement à l’étranger n’est en réalité effectué ». L’office de liaison de l’État de résidence prend en charge le paiement, qui devient alors un simple virement national.
D’autre part, et de manière plus générale, la Cour observe que même en l’absence d’un tel mécanisme, l’organisme débiteur aurait pu éviter tout surcoût. Il lui suffisait d’inclure le montant du rappel de pension dans le versement périodique suivant. Le paiement séparé de ce faible montant, source du prétendu surcoût, n’était pas une nécessité et ne devait donc pas « désavantager l’intéressé ». En l’absence de frais réels et inévitables, la mesure apparaît disproportionnée. Le principe d’égalité de traitement s’oppose donc à ce que le simple fait de résider dans un autre État membre prive un bénéficiaire d’une partie de sa prestation sociale, lorsque ce lieu de résidence n’engendre aucun coût additionnel pour l’institution débitrice.