Par un arrêt du 22 octobre 1986, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la légalité d’une décision de la Commission renouvelant une exemption au bénéfice d’un système de distribution sélective dans le secteur de l’électronique de divertissement.
En l’espèce, une société spécialisée dans la fabrication d’appareils électroniques commercialisait ses produits au sein du marché commun par l’intermédiaire d’un réseau de distribution sélective. Ce système reposait sur des contrats-types imposant aux grossistes et détaillants agréés des critères qualitatifs et des obligations de promotion des ventes. Une entreprise exploitant un commerce de gros en libre-service, dont le modèle économique repose sur des coûts réduits et des marges bénéficiaires plus faibles, s’est vu refuser l’accès à ce réseau au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions d’agrément. L’entreprise de gros avait déjà contesté une première décision d’exemption de la Commission datant de 1975, recours que la Cour avait rejeté par un premier arrêt en 1977. Suite à une demande du fabricant, et après que celui-ci a apporté des modifications qui allégeaient son système, la Commission a adopté en 1983 une nouvelle décision renouvelant l’exemption au titre de l’article 85, paragraphe 3, du traité CEE. L’entreprise de gros évincée a alors introduit un recours en annulation contre cette nouvelle décision.
La question de droit soumise à la Cour consistait à déterminer si la Commission pouvait légalement renouveler une décision d’exemption en faveur d’un système de distribution sélective, malgré l’évolution de la structure du marché, caractérisée notamment par une multiplication de réseaux similaires et une concentration accrue au niveau de la production. La Cour devait ainsi vérifier si les conditions d’application de l’article 85, paragraphe 3, du traité, en particulier l’absence d’élimination de la concurrence pour une partie substantielle des produits, étaient toujours remplies.
La Cour de justice rejette le recours, validant la décision de la Commission. Elle considère que la distribution sélective demeure justifiée pour des produits de haute technicité, même largement diffusés, et que l’existence de plusieurs réseaux sélectifs ne conduit pas en soi à une élimination de la concurrence, tant que d’autres formes de distribution subsistent sur le marché. De plus, la Cour estime que la concentration au niveau de la production n’affecte pas nécessairement la concurrence au stade de la distribution si les entreprises du groupe conservent des stratégies commerciales autonomes. La validité de l’exemption est ainsi appréciée au regard de ses effets concrets sur la concurrence, la Cour confirmant le raisonnement de la Commission qui avait conclu au maintien d’une concurrence suffisante.
La solution retenue par la Cour confirme la place des systèmes de distribution sélective dans le droit de la concurrence (I), tout en précisant les modalités de leur appréciation face à l’évolution des structures de marché (II).
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I. La légitimité confirmée de la distribution sélective pour les produits de haute technicité
La Cour réaffirme la validité de principe des réseaux de distribution sélective en se fondant sur la nature des produits (A) et sur la nécessité de préserver une pluralité de canaux de distribution (B).
A. La justification du système par la nature des produits
Le requérant soutenait que la standardisation et la fiabilité accrues de certains produits, comme les téléviseurs, rendaient injustifiées les restrictions inhérentes à un système sélectif. Selon lui, le besoin de conseil spécialisé pour le consommateur s’était amenuisé, privant le système de son caractère indispensable au sens de l’article 85, paragraphe 3.
La Cour écarte cet argument en adoptant une vision dynamique de la technicité des produits. Elle juge que, malgré leur banalisation apparente, les appareils de l’électronique de divertissement continuent d’intégrer une technologie complexe et évolutive. La Cour relève que « la complexité de la technologie en cause est actuellement telle qu’elle est de nature à justifier un réseau de distribution disposant de grossistes et de détaillants spécialisés ». Elle prend en compte les innovations constantes, telles que les possibilités de connexion avec d’autres appareils, qui nécessitent des conseils adaptés et un service après-vente qualifié que seule une distribution spécialisée peut garantir. En outre, elle rappelle qu’une certaine limitation de la concurrence par les prix, inhérente à ces systèmes, est acceptable car elle « est contrebalancée par une concurrence sur la qualité des prestations fournies aux clients, qui ne serait normalement pas possible en l’absence d’une marge bénéficiaire adéquate ». Ainsi, l’amélioration de la distribution et le progrès technique qui en découlent constituent un avantage réservé aux utilisateurs, remplissant l’une des conditions de l’exemption.
B. La préservation de la concurrence par la coexistence des formes de distribution
Le requérant affirmait que la multiplication des réseaux de distribution sélective aboutissait à l’éviction des nouvelles formes de commerce, comme le libre-service de gros, et donc à une élimination de la concurrence pour une partie substantielle des produits. La Cour devait donc se prononcer sur le point de savoir si la généralisation d’un modèle de distribution pouvait neutraliser les effets concurrentiels attendus sur un marché.
La Cour répond par la négative, en se fondant sur une analyse globale du marché. Elle estime que l’interdiction d’un canal de distribution « ne saurait se produire si coexistent sur le marché plusieurs formes de distribution axées chacune sur une politique concurrentielle de nature différente ». Le critère déterminant n’est pas la capacité pour un distributeur donné de commercialiser une marque spécifique, mais sa capacité à s’approvisionner auprès d’autres fabricants pour rester présent sur le marché. Tant que les grossistes en libre-service peuvent distribuer des produits de marques concurrentes, y compris celles qui n’ont pas recours à la distribution sélective, la concurrence n’est pas réputée éliminée. La Cour souligne que la Commission a correctement vérifié que d’importants fabricants distribuaient leurs produits sans sélection, garantissant ainsi le maintien de canaux de distribution alternatifs. Par cette approche pragmatique, la Cour confirme que la viabilité d’un modèle économique ne doit pas dépendre de l’accès à la totalité des produits disponibles, mais de la persistance d’opportunités commerciales suffisantes sur l’ensemble du marché.
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II. L’appréciation encadrée de l’évolution structurelle du marché
La Cour précise la manière dont la Commission doit évaluer les changements structurels du marché, qu’il s’agisse de la multiplication des réseaux (A) ou de l’accroissement de la concentration économique (B).
A. L’incidence mesurée de la multiplication des réseaux sélectifs
Dans son premier arrêt de 1977, la Cour avait émis un avertissement : l’exemption pourrait être remise en cause en cas de multiplication de réseaux similaires qui entraînerait une rigidification de la structure des prix et l’élimination de fait des grossistes en libre-service. Le requérant soutenait que cette situation s’était matérialisée et que la Commission aurait dû en tirer les conséquences en refusant le renouvellement de l’exemption.
La Cour nuance la portée de son avertissement antérieur. Elle juge que « l’existence d’un grand nombre de systèmes de distribution sélective pour un produit déterminé ne permet pas, à elle seule, de conclure que la concurrence est restreinte ou faussée ». L’élément décisif est « la répercussion effective de l’existence de tels systèmes sur la situation concurrentielle ». La Commission n’est donc pas tenue de refuser une exemption sur la seule base d’une augmentation du nombre de réseaux, même dits « simples », qui sont en principe conformes à l’article 85, paragraphe 1. Elle doit plutôt examiner concrètement si cette évolution a entraîné une rigidité accrue des prix ou a fermé le marché à d’autres formes de distribution. En l’espèce, la Cour constate, sur la base des éléments fournis par la Commission, que des différences de prix considérables persistaient, tant entre les marques qu’à l’intérieur d’une même marque. L’absence de preuve d’un renforcement de la rigidité des prix a donc permis à la Commission de conclure légalement que la multiplication des systèmes n’avait pas, en soi, vicié la concurrence sur le marché.
B. La dissociation entre concentration à la production et concurrence à la distribution
Le requérant arguait que le fabricant appartenait à un groupe qui, par une série d’acquisitions, avait atteint une position dominante sur le marché européen. Selon lui, cette concentration au niveau de la production, combinée à l’application du système de distribution, constituait une exploitation abusive de position dominante et aurait dû faire obstacle au renouvellement de l’exemption.
La Cour développe ici un raisonnement clé en dissociant les différents niveaux du marché. Elle admet que « l’accroissement du degré de concentration sur le marché est un facteur à prendre en considération », mais précise qu’un tel effet sur la structure concurrentielle « n’existe pas toujours lorsque (…) le mouvement de concentration se situe au niveau de la production et que les accords à examiner par la Commission concernent la distribution des produits ». Pour que la concentration capitalistique soit pertinente, il faudrait démontrer qu’elle se traduit par une coordination des stratégies commerciales au stade de la distribution. Or, en l’absence de preuve que les différentes entreprises du groupe poursuivent « une stratégie de marché coordonnée », la Cour estime qu’elles doivent être considérées comme des concurrentes au niveau de la distribution. En l’espèce, les réseaux de distribution des différentes marques du groupe étaient restés distincts et présentaient des caractéristiques différentes. La part de marché modeste du fabricant pris isolément excluait donc l’existence d’une position dominante. La Cour établit ainsi un critère exigeant pour lier la concentration économique à ses effets sur la concurrence en aval, protégeant la validité des accords de distribution tant qu’une autonomie commerciale effective est maintenue.