Par une série d’arrêts préjudiciels rendus en réponse à des questions posées par la Cour de cassation française, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur la nature et le régime d’une allocation financée par l’impôt et visant à assurer un revenu minimum aux titulaires de pensions. En l’espèce, des ressortissants communautaires, bénéficiaires de pensions de vieillesse, de réversion ou d’invalidité du régime français, s’étaient vu refuser le bénéfice de l’allocation supplémentaire versée par le Fonds national de solidarité au motif qu’ils avaient transféré leur résidence en Italie. La législation française subordonnait en effet l’octroi de cette prestation à une condition de résidence sur le territoire national, ce qui a conduit les juridictions françaises à s’interroger sur la compatibilité d’une telle restriction avec les règles de coordination des systèmes de sécurité sociale. Le litige a ainsi soulevé une question fondamentale relative au champ d’application du règlement n°1408/71, à savoir si une allocation de cette nature, hybride entre l’assistance sociale et la sécurité sociale, relevait de ce dernier. Par voie de conséquence, il s’agissait de déterminer si le principe de la levée des clauses de résidence, posé par l’article 10 du même règlement, était applicable à une telle prestation. La Cour de justice a répondu par l’affirmative à ces deux interrogations, considérant que l’allocation supplémentaire constituait bien une prestation de sécurité sociale au sens du règlement, et qu’à ce titre, son versement ne pouvait être subordonné à une condition de résidence sur le territoire de l’État débiteur.
La solution retenue par la Cour repose sur une analyse extensive de la notion de prestation de sécurité sociale, permettant de qualifier l’allocation litigieuse en dépit de ses spécificités (I). Cette qualification emporte alors une conséquence déterminante, celle de l’application du principe d’exportabilité, interdisant toute clause de résidence pour le bénéfice de la prestation (II).
I. L’assimilation de l’allocation supplémentaire à une prestation de sécurité sociale
La Cour de justice opère une qualification autonome de l’allocation, en la détachant de ses modalités de financement et de sa finalité d’assistance (A), consacrant ainsi une interprétation fonctionnelle qui garantit l’effectivité du droit communautaire (B).
A. Une qualification indifférente aux modalités de financement et à sa finalité d’assistance
La Cour écarte d’emblée les arguments fondés sur la nature non contributive de l’allocation pour la faire entrer dans le champ de la sécurité sociale communautaire. Elle rappelle que le règlement n°1408/71 n’exclut pas par principe les prestations non contributives, le mode de financement étant inopérant pour déterminer sa nature. Comme le souligne l’arrêt, le fait que la prestation soit financée par l’impôt ne suffit pas à l’exclure du champ du règlement. La Cour considère que « la qualification d’une allocation en tant que prestation de securite sociale couverte par le reglement ne depend pas du mode de financement de cette allocation ». Le raisonnement se concentre plutôt sur la fonction de la prestation et les conditions de son octroi.
Le caractère hybride de l’allocation, qui participe à la fois de l’assistance sociale en garantissant un minimum de moyens d’existence et de la sécurité sociale en complétant une pension, ne fait pas obstacle à sa qualification. La Cour retient un critère décisif : dès lors que la législation « confere un droit a des prestations supplementaires destinees a majorer le montant de pensions relevant de la securite sociale, en dehors de toute appreciation des besoins et des situations individuels qui est caracteristique de l’assistance, elle releve du regime de la securite sociale ». Ainsi, le lien objectif avec une pension de sécurité sociale et l’existence d’un droit légalement protégé pour le bénéficiaire, par opposition à une aide discrétionnaire, emportent sa qualification de prestation de sécurité sociale.
B. Une interprétation fonctionnelle au service de l’effectivité du droit communautaire
En adoptant cette approche, la Cour réaffirme une jurisprudence constante visant à donner une portée large aux règles de coordination pour ne pas vider de leur substance les droits des travailleurs migrants. Une qualification fondée sur des critères purement nationaux ou formels permettrait aux États membres de soustraire certaines prestations du champ d’application du droit communautaire par le simple jeu de leur mode de financement ou de leur dénomination. La solution s’inscrit dans la lignée de l’arrêt `Biason` du 9 octobre 1974, également cité, qui admettait qu’une législation puisse s’apparenter simultanément à la sécurité sociale et à l’assistance.
La valeur de cette décision réside dans la clarification qu’elle apporte s’agissant des prestations dites « mixtes ». En se concentrant sur le droit légalement protégé de l’individu et sur la finalité de complément à une prestation de sécurité sociale existante, la Cour établit un critère matériel et objectif. Cette méthode d’interprétation assure que les travailleurs ayant exercé leur droit à la libre circulation ne soient pas pénalisés par des particularismes nationaux. La portée de cette solution est donc considérable, car elle intègre dans le système de coordination toutes les allocations qui, bien que relevant de la solidarité nationale, fonctionnent en pratique comme un accessoire d’une pension.
II. La consécration du principe d’exportabilité inconditionnelle de la prestation
La qualification de prestation de sécurité sociale étant acquise, la Cour en tire logiquement les conséquences quant à son versement transfrontalier. Elle donne une acception large au droit au maintien des prestations (A), ce qui constitue une garantie fondamentale pour la libre circulation des personnes (B).
A. Une acception extensive du droit au maintien des prestations sociales
L’article 10 du règlement n°1408/71 pose le principe de la levée des clauses de résidence, interdisant la suppression ou la réduction des prestations au seul motif que le bénéficiaire réside sur le territoire d’un autre État membre. La Cour interprète cette disposition de manière téléologique, en affirmant que son objectif est de « favoriser la libre circulation des travailleurs en protegeant les interesses contre les prejudices qui pourraient resulter du transfert de leur residence d’un etat membre a un autre ». Cette finalité exige une protection large.
L’apport essentiel de l’arrêt sur ce point est d’étendre la portée de cet article non seulement au maintien d’un droit déjà ouvert, mais également à son acquisition initiale. La Cour juge en effet que « ni la naissance ni le maintien du droit aux prestations, rentes et allocations visees a cette disposition ne peuvent etre refuses pour la seule raison que l’ interesse ne reside pas sur le territoire de l’ etat membre ou se trouve l’ institution debitrice ». Le refus d’octroyer l’allocation à une personne résidant déjà dans un autre État membre est donc tout aussi contraire au règlement que la suppression de cette même allocation à une personne qui quitte l’État débiteur après en avoir obtenu le bénéfice.
B. Une garantie fondamentale pour la libre circulation des personnes
Cette interprétation confère à l’article 10 une portée maximale et en fait un pilier de la citoyenneté européenne en matière sociale. Elle assure aux titulaires de pensions qu’ils peuvent choisir librement leur lieu de résidence au sein de la Communauté sans craindre de perdre des droits accessoires à leur pension, qui sont souvent essentiels pour leur garantir un niveau de vie décent. La solution empêche qu’un État membre puisse décourager l’exercice de la libre circulation en retenant sur son territoire les bénéficiaires des prestations les plus modestes.
La valeur de cette décision est donc de renforcer la sécurité juridique des citoyens européens et de garantir l’effet utile des principes du traité. En interdisant toute forme de discrimination directe ou indirecte fondée sur le lieu de résidence pour les prestations relevant du champ du règlement, la Cour de justice assure une application uniforme et cohérente du droit social européen. La portée de l’arrêt est générale et s’applique à toute prestation de sécurité sociale, confirmant que le droit de résider dans un autre État membre ne saurait se traduire par une sanction financière indirecte.