L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 22 juin 1995 illustre l’interprétation des dispositions dérogatoires en droit des marchés publics. En l’espèce, une autorité publique avait lancé une procédure restreinte pour l’adjudication de travaux routiers par un avis de marché publié en septembre 1992. Cet avis prévoyait l’exclusion automatique des offres jugées anormalement basses, en application d’une disposition de la directive 89/440/CEE qui autorisait cette pratique à titre temporaire « jusqu’à la fin 1992 ». Une entreprise soumissionnaire avait été exclue sur ce fondement, bien que la décision d’attribution du marché à une autre société n’ait été prise qu’en février 1993. Saisie par l’entreprise évincée, la juridiction administrative nationale a interrogé la Cour de justice sur le champ d’application temporel de cette dérogation. La question de droit posée était de savoir si la faculté d’exclure automatiquement les offres anormalement basses, valable jusqu’au 31 décembre 1992, s’appliquait aux procédures commencées avant cette date mais achevées après, ou seulement à celles dont l’adjudication était devenue définitive avant cette échéance. La Cour a jugé que ce régime dérogatoire ne pouvait bénéficier qu’aux procédures dans lesquelles l’adjudication définitive avait eu lieu au plus tard le 31 décembre 1992.
Cette solution, qui clarifie la portée temporelle d’une exception au droit commun des marchés publics, repose sur une interprétation stricte de la norme communautaire (I), ce qui a pour effet de renforcer la protection des droits des opérateurs économiques (II).
***
I. Une interprétation stricte de la portée temporelle de la dérogation
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse littérale et systémique de la disposition (A) qui est confortée par le rappel du caractère exceptionnel du régime dérogatoire (B).
A. L’analyse littérale et systémique du texte
Pour déterminer le champ d’application de la dérogation, la Cour s’attache d’abord à la lettre même de la directive. Elle relève que, selon les termes de la disposition, le pouvoir adjudicateur peut « rejeter, jusqu’à la fin 1992, les offres présentant un caractère anormalement bas par rapport à la prestation ». L’emploi du verbe « rejeter » ancre l’action permise par la dérogation au moment de la décision finale sur les offres, et non à celui de l’initiation de la procédure. C’est donc l’acte même de rejet qui devait intervenir avant l’échéance fixée, ce qui exclut toute extension de la validité de la norme au-delà de cette date pour des procédures simplement engagées.
Cette interprétation textuelle est ensuite renforcée par une analyse systémique. La Cour souligne que la disposition en cause figure dans le chapitre de la directive intitulé « critères d’attribution du marché », lequel « concerne la dernière phase de la procédure d’adjudication ». En situant la règle dérogatoire dans la phase de décision, et non dans celle du lancement de l’appel d’offres, la structure même de la directive confirme que l’échéance du 31 décembre 1992 s’appliquait à l’acte d’attribution lui-même. La simple publication d’un avis de marché avant cette date ne pouvait donc suffire à pérenniser l’application d’une règle dont la validité était expressément limitée dans le temps.
B. La confirmation du caractère exceptionnel du régime dérogatoire
Au-delà de l’analyse du texte, la Cour rappelle un principe fondamental du droit communautaire : les dérogations aux règles visant à garantir l’effectivité des droits reconnus par le traité doivent faire l’objet d’une interprétation stricte. Or, la procédure normale, prévue par la directive, impose au pouvoir adjudicateur de demander des justifications à un soumissionnaire avant de pouvoir rejeter son offre comme anormalement basse. La possibilité d’une exclusion automatique constitue donc une exception notable à ce principe du contradictoire.
La Cour précise que cette considération « vaut également pour la disposition en cause, qui introduit un régime temporaire, dérogatoire et exceptionnel à la procédure normalement établie par la réglementation communautaire ». Le caractère temporaire, explicitement borné à la fin de l’année 1992, renforce la nécessité d’une application restreinte. Autoriser l’utilisation de cette procédure exceptionnelle pour des décisions prises en 1993, au seul motif que l’avis de marché était antérieur, reviendrait à prolonger les effets d’une dérogation au-delà du terme fixé par le législateur communautaire, ce qui contreviendrait à l’exigence d’interprétation stricte.
***
II. Une solution protectrice des droits des opérateurs économiques
En retenant une lecture restrictive de la dérogation, la Cour écarte l’argument d’une cristallisation des règles à la date de l’avis de marché (A) et consolide ainsi la procédure contradictoire comme un principe essentiel du droit des marchés publics (B).
A. Le rejet de la théorie de l’autolimitation du pouvoir adjudicateur
Les parties défenderesses soutenaient que l’avis de marché constituait un acte d’autolimitation pour le pouvoir adjudicateur, fixant de manière définitive les règles applicables à la procédure. Selon cette thèse, les règles mentionnées dans l’avis de septembre 1992 devaient s’appliquer jusqu’à l’issue de la procédure, même si celle-ci se prolongeait au-delà de l’échéance de la norme qui les fondait. La Cour, sans le formuler explicitement, écarte cette approche.
La primauté du droit communautaire et la portée de ses normes temporelles s’opposent à ce qu’une autorité nationale puisse, par un acte administratif, prolonger l’application d’une règle communautaire dérogatoire après son expiration. La date butoir du 31 décembre 1992 était une condition substantielle de la légalité du mécanisme d’exclusion automatique. Une fois cette date passée, la base juridique de cette procédure exceptionnelle disparaissait, rendant illégal tout rejet d’offre opéré sur ce fondement, et ce, quelle que soit la teneur de l’avis de marché initial. La source de droit supérieure, à savoir la directive, l’emporte sur l’acte d’application national.
B. La consolidation de la procédure contradictoire comme principe directeur
La portée de cet arrêt dépasse la seule question de l’application d’une disposition transitoire. En refusant de prolonger les effets de la dérogation, la Cour réaffirme avec force la primauté et l’importance de la procédure de droit commun. Cette dernière, en imposant un dialogue avec le soumissionnaire, garantit le respect de ses droits à la défense et assure une concurrence plus équitable en permettant à une entreprise de justifier la viabilité économique de son offre. Le rejet automatique, au contraire, est une procédure aveugle qui peut conduire à évincer des offres parfaitement sérieuses.
En limitant l’exception à son strict cadre temporel, la Cour garantit que le retour au principe du contradictoire a été immédiat et absolu dès le 1er janvier 1993 pour toutes les décisions d’attribution encore à prendre. La solution protège ainsi les opérateurs économiques contre une application extensive de règles qui restreignent leur capacité à concourir pour l’obtention de marchés publics. Elle confirme que les exceptions, surtout lorsqu’elles portent atteinte à des garanties procédurales fondamentales, ne sauraient survivre au terme que le législateur leur a assigné.