Arrêt de la Cour (quatrième chambre) du 27 mars 1990. – Cargill BV e.a. contre Commission des Communautés européennes. – Agriculture – Règlement portant suspension de la fixation à l’avance d’une aide – Recevabilité du recours en annulation. – Affaire C-229/88.

Par un arrêt rendu à la suite des conclusions de l’avocat général du 6 février 1990, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions de recevabilité du recours en annulation formé par des personnes physiques ou morales à l’encontre d’un règlement. En l’espèce, plusieurs sociétés spécialisées dans la transformation de graines oléagineuses avaient déposé, le 7 juin 1988, des demandes de fixation à l’avance d’une aide communautaire. Le même jour, la Commission adoptait un règlement suspendant la préfixation pour les demandes présentées entre le 7 et le 11 juin 1988, puis un second règlement abaissant le montant de ladite aide. Informées du rejet de leurs demandes en application du règlement de suspension, les sociétés requérantes ont saisi la Cour d’un recours en annulation sur le fondement de l’article 173, deuxième alinéa, du traité CEE. La Commission a soulevé une exception d’irrecevabilité, arguant que l’acte attaqué ne concernait pas individuellement les requérantes. Il revenait ainsi à la Cour de déterminer si un règlement suspendant un mécanisme d’aide, qui affecte des demandes déjà déposées mais aussi celles à venir, peut être qualifié de décision intéressant individuellement les opérateurs ayant soumis leur demande le jour de son adoption. La Cour répond par la négative et déclare le recours irrecevable. Elle juge que le règlement « s’applique à des situations déterminées objectivement et qu’il produit ses effets juridiques à l’égard de catégories de personnes envisagées de manière abstraite », ce qui lui confère une portée générale et exclut un affect individuel.

Cette décision illustre une application rigoureuse de la distinction entre l’acte réglementaire et la décision, conditionnant l’accès au prétoire pour les justiciables non étatiques. Il convient d’analyser la qualification d’acte de portée générale retenue par la Cour (I), avant d’examiner la portée de cette solution qui confirme une conception restrictive de l’affectation individuelle (II).

I. La qualification rigoureuse d’un acte de portée générale

La Cour, pour rejeter la recevabilité du recours, s’attache à démontrer que le règlement litigieux possède les caractéristiques d’un véritable acte réglementaire. Elle fonde son analyse sur le caractère objectif des conditions d’édiction de l’acte (A) ainsi que sur la nature indéterminée des destinataires de la mesure (B).

A. Une mesure fondée sur des conditions objectives

Le raisonnement de la Cour s’appuie en premier lieu sur le fondement juridique du règlement contesté. Celui-ci a été pris sur la base de l’article 8 du règlement n° 1594/83, qui autorise la Commission à suspendre la préfixation des aides en présence de circonstances spécifiques. Ces circonstances, telles qu’une erreur matérielle dans le montant de l’aide publiée ou le risque de distorsions monétaires, constituent des situations objectives. L’intervention de la Commission n’est donc pas liée à la situation particulière de certains opérateurs, mais à une appréciation générale du marché susceptible de créer une discrimination entre les intéressés.

En conséquence, la décision de suspendre la préfixation ne visait pas à répondre à une série de demandes identifiées, comme celles des requérantes. Elle répondait à une situation de marché jugée anormale par l’institution. La Cour souligne que de telles conditions « sont objectivement déterminées et ne permettent pas d’individualiser les requérantes ». La nature de la mesure est donc législative, car elle est déclenchée par des critères abstraits et généraux, et non par des considérations propres à un groupe de personnes défini.

B. Une mesure affectant une catégorie ouverte de personnes

La Cour renforce sa qualification en examinant le champ d’application personnel du règlement. Les requérantes soutenaient que le cercle des opérateurs affectés était fermé, car leur identité était connue ou vérifiable au moment de l’adoption de l’acte, le 7 juin 1988. La Cour rejette cet argument en adoptant une vision plus large de la portée de la mesure. Elle juge qu’un règlement de suspension « concerne aussi bien les demandes qui sont en instance au moment où la suspension intervient que celles qui sont déposées au cours de la période de suspension ».

Le règlement n° 1587/88 ne se limitait donc pas à invalider les demandes déjà déposées le 7 juin. Il visait également toutes les demandes qui auraient pu être introduites jusqu’au 11 juin 1988. Par conséquent, les destinataires de l’acte formaient une catégorie ouverte et indéterminée d’opérateurs économiques. La Commission ne pouvait connaître « ni l’identité ni même le nombre des opérateurs concernés par la mesure de suspension ». Cette impossibilité d’identifier avec certitude l’ensemble des personnes visées au moment de l’édiction de l’acte est un critère décisif pour affirmer sa portée générale et le distinguer d’un faisceau de décisions individuelles.

En confirmant la nature réglementaire de l’acte, la Cour réaffirme une jurisprudence constante et restrictive quant à la recevabilité des recours individuels. Cette position a des implications importantes sur la protection juridictionnelle des opérateurs économiques.

II. La confirmation d’une conception restrictive de l’affectation individuelle

Cette décision s’inscrit dans la lignée jurisprudentielle classique relative à l’article 173 du traité CEE, limitant strictement la notion d’affectation individuelle. Elle écarte une appréciation factuelle de la situation des requérantes (A) pour réaffirmer la prééminence d’une approche abstraite de la distinction entre règlement et décision (B).

A. L’indifférence à la situation particulière des demandeurs

Les sociétés requérantes se considéraient individuellement concernées en raison d’une situation de fait particulière : elles avaient déposé leurs demandes avant que la suspension ne prenne effet, se trouvant ainsi dans une position distincte de celle des autres opérateurs. Toutefois, la Cour ne retient pas cette circonstance comme un élément d’individualisation suffisant. Le simple fait d’avoir initié une démarche administrative ne suffit pas à différencier un opérateur au point de le considérer comme le destinataire réel d’une mesure de portée générale.

En agissant ainsi, la Cour refuse de transformer une situation factuelle, même spécifique, en une situation juridique propre à ouvrir le droit au recours. Le dépôt d’une demande de certificat crée une attente, mais ne cristallise pas un droit acquis qui placerait l’opérateur dans un cercle fermé de personnes affectées. La Cour privilégie une analyse juridique stricte de la nature de l’acte plutôt qu’une analyse de ses effets concrets sur un groupe d’opérateurs, même si celui-ci est économiquement très touché par la mesure.

B. La portée jurisprudentielle d’une solution orthodoxe

L’arrêt ne constitue pas un revirement mais bien une confirmation de la jurisprudence établie depuis l’arrêt de principe de 1963. Pour qu’un individu soit considéré comme individuellement concerné par un acte réglementaire, il doit être atteint en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui le caractérise par rapport à toute autre personne. En l’espèce, les requérantes étaient touchées au même titre que tout autre opérateur présent ou futur sur le marché des graines oléagineuses durant la période de suspension. Elles appartenaient à une catégorie définie de manière abstraite et générale.

Cette décision réaffirme la volonté de la Cour de maintenir une distinction claire entre le contentieux de la légalité, largement ouvert aux institutions et aux États membres, et le contentieux des droits subjectifs, accessible aux particuliers dans des conditions strictes. La portée de cet arrêt est donc de consolider la sécurité juridique en garantissant que les actes de portée générale ne puissent être paralysés par une multitude de recours individuels. Il rappelle aux opérateurs économiques que leur protection face à de tels actes passe principalement par la voie de l’exception d’illégalité ou par un recours devant les juridictions nationales.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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