Arrêt de la Cour (quatrième chambre) du 28 mars 1984. – Procédures d’appel administratif introduites contre une mesure disciplinaire par Pluimveeslachterij Midden-Nederland BV et Pluimveeslachterij C. Van Miert BV. – Demandes de décision préjudicielle: College van Beroep voor het Bedrijfsleven – Pays-Bas. – Organisation commune des marchés dans le secteur de la viande de volaille – Règles de qualité et règles de commercialisation. – Affaires jointes 47/83 et 48/83.

Par un arrêt du 26 septembre 1984, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’articulation entre les réglementations nationales et le droit communautaire en matière d’organisation commune des marchés agricoles. En l’espèce, deux entreprises spécialisées dans l’abattage de volailles s’étaient vu infliger des amendes par un organisme professionnel néerlandais pour avoir enfreint des normes de qualité fixées par une réglementation nationale de 1966. Ces normes concernaient des aspects tels que la fraîcheur des produits, le nettoyage des carcasses, et l’absence de défauts comme les souillures ou les hématomes. Les entreprises sanctionnées ont contesté ces mesures devant une juridiction nationale, le College van beroep voor het bedrijfsleven.

Saisie de ce litige, la juridiction de renvoi a sursis à statuer afin de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. Elle cherchait à savoir si l’article 2 du règlement communautaire n° 2777/75, qui prévoyait l’adoption de normes de commercialisation pour la viande de volaille, devait être interprété comme s’opposant à l’existence de prescriptions nationales édictant de telles normes sous peine de sanctions, alors même que les mesures d’application communautaires prévues n’avaient pas été adoptées. Le problème de droit soulevé était donc de déterminer si, dans le silence du législateur communautaire, les États membres conservaient la compétence pour réglementer la qualité des produits agricoles relevant d’une organisation commune de marché.

À cette question, la Cour de justice a répondu que les réglementations nationales restaient compatibles avec le droit communautaire, mais sous de strictes conditions. Elle énonce que « L’article 2 du règlement n° 2777/75 doit être interprété en ce sens que, dans une situation caractérisée par l’absence des mesures d’application prévues par ce règlement, sont compatibles avec la disposition citée des prescriptions nationales édictant des normes de qualité et de commercialisation concernant la volaille abattue et devant être respectées sous peine de sanctions disciplinaires, à condition qu’elles soient compatibles avec l’objectif poursuivi par l’organisation commune de marché et appliquées de manière à ne pas limiter l’importation de viande de volaille légalement produite et commercialisée conformément aux normes de qualité et de commercialisation en vigueur dans les autres États membres ». La Cour reconnaît ainsi une compétence étatique supplétive née de la carence du législateur communautaire (I), tout en l’encadrant fermement par les principes fondamentaux du marché commun (II).

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I. La reconnaissance d’une compétence étatique conditionnée par la carence du législateur communautaire

La Cour de justice fonde sa solution sur le constat d’un vide juridique laissé par les institutions communautaires, ce qui justifie une intervention subsidiaire des États membres au nom de leur devoir de coopération.

A. La constatation d’un vide réglementaire né de l’inaction du Conseil

L’arrêt met en lumière une défaillance institutionnelle. Le règlement n° 2777/75, établissant l’organisation commune des marchés dans le secteur de la viande de volaille, avait explicitement prévu en son article 2 que des mesures visant à améliorer la qualité et à fixer des normes de commercialisation seraient arrêtées par le Conseil. Or, la Cour constate « la carence à peu près totale du Conseil qui, pour un secteur régi depuis l’année 1967 par une organisation commune de marché, n’a toujours pas mis en vigueur les règles nécessaires au fonctionnement normal de cette organisation ». Cette inaction prolongée a créé une situation où les objectifs de l’organisation commune, notamment l’harmonisation de la qualité pour assurer une concurrence loyale et transparente, ne pouvaient être atteints par les seuls moyens du droit communautaire.

Face à ce vide, le maintien ou l’établissement de règles nationales apparaît comme une solution pragmatique pour pallier l’absence de normes uniformes. La Cour reconnaît qu’une absence totale de réglementation de la qualité pourrait nuire au marché et à la protection des consommateurs. La situation factuelle, marquée par l’échec des propositions de la Commission et l’inertie du Conseil, constitue donc le point de départ du raisonnement du juge, qui se refuse à laisser un domaine essentiel de l’organisation de marché dépourvu de tout encadrement normatif. L’intervention nationale n’est donc pas perçue a priori comme une atteinte à la compétence communautaire, mais comme une réponse à une nécessité pratique.

B. L’habilitation subsidiaire des États membres fondée sur le devoir de coopération

Plutôt que de reconnaître une compétence propre et résiduelle des États, la Cour ancre la légitimité de l’action nationale dans les obligations découlant du traité lui-même. Elle juge en effet que « de telles mesures ne doivent cependant pas être considérées comme relevant de l’exercice d’une compétence propre des États membres, mais comme la mise en œuvre du devoir de coopération que leur impose, dans une situation caractérisée par la carence du législateur communautaire, l’article 5 du traité ». Par cette approche, la Cour transforme ce qui aurait pu être une simple tolérance en une obligation positive pour les États de contribuer à la réalisation des objectifs du droit communautaire, même en cas de défaillance de ce dernier.

Cette construction juridique a pour conséquence de définir strictement la nature de la compétence étatique. Elle est à la fois subsidiaire, car elle n’existe qu’en raison de l’inaction communautaire, et précaire. La Cour précise ainsi que les mesures nationales « ne peuvent avoir qu’un caractère intérimaire et provisoire et il doit être mis fin à leur application dès que sont instituées des mesures communautaires ». Loin d’autoriser une renationalisation du secteur, l’arrêt encadre l’intervention des États dans une logique de suppléance, soumise à la primauté et à l’évolution future du droit de l’Union.

II. L’encadrement strict de la compétence étatique par les impératifs du marché commun

Si elle admet le principe d’une réglementation nationale, la Cour en délimite rigoureusement l’exercice en le soumettant au respect des finalités de l’organisation commune des marchés et, surtout, au principe fondamental de la libre circulation des marchandises.

A. La subordination des normes nationales aux objectifs de l’organisation commune de marché

La première condition posée par la Cour est celle de la compatibilité matérielle des règles nationales avec les buts poursuivis par la politique agricole commune. Les mesures étatiques ne sont admissibles « qu’à la condition qu’elles soient compatibles avec les principes de l’organisation commune de marché ». En l’espèce, la réglementation néerlandaise, visant à assurer un certain niveau de qualité pour la viande de volaille, est jugée conforme à l’objectif d’amélioration de la qualité mentionné à l’article 2 du règlement. La Cour reconnaît d’ailleurs que des mesures de ce type « ne sauraient, dans leur principe, donner lieu à objection du point de vue des exigences de l’organisation commune du marché de la viande de volaille ».

Cette exigence de compatibilité permet de s’assurer que les États membres, sous couvert de réglementer un vide juridique, n’adoptent pas des dispositions qui iraient à l’encontre de la logique et de l’équilibre du système communautaire. Il s’agit d’éviter que des normes nationales, même justifiées par la carence du Conseil, ne se transforment en instruments protectionnistes ou ne créent des distorsions de concurrence contraires à l’esprit de l’organisation de marché. La compétence nationale est ainsi fonctionnellement orientée vers la réalisation des objectifs communs, et non vers la poursuite d’intérêts purement nationaux.

B. La sauvegarde de la libre circulation des marchandises comme limite intangible

La seconde limite, et sans doute la plus fondamentale, est le respect impératif de la libre circulation des marchandises. La Cour souligne avec force que « l’application de normes nationales de qualité et de commercialisation ne saurait limiter la liberté de l’importation de viande de volaille légalement produite et commercialisée dans d’autres États membres, conformément aux règles de qualité et de commercialisation qui y sont en vigueur ». Cette condition constitue une application directe du principe de reconnaissance mutuelle, empêchant un État membre d’utiliser ses propres normes techniques ou qualitatives pour ériger des barrières aux échanges intracommunautaires.

Une réglementation nationale, bien que légitime dans son principe, ne peut donc être opposée à des produits importés qui respectent les normes de leur État d’origine, sauf à constituer une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative prohibée. En insistant sur ce point, la Cour rappelle que la compétence supplétive des États ne saurait en aucun cas porter atteinte à l’une des libertés fondamentales du traité. Elle va même plus loin en rappelant à la Commission son devoir, au titre de l’article 155 du traité, d’agir pour assurer la libre circulation si les divergences entre réglementations nationales venaient à créer des entraves. L’intégrité du marché intérieur demeure ainsi la considération suprême qui borne toute compétence normative reconnue aux États membres.

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