Par un arrêt du 17 mai 1997, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les limites de la marge de manœuvre des États membres dans la mise en œuvre de la politique agricole commune, plus spécifiquement en ce qui concerne la modernisation des exploitations agricoles. En l’espèce, une société anonyme exploitant une activité agricole s’est vu refuser son inscription à un registre professionnel régional. Cette inscription conditionnait l’accès à certaines aides prévues par le droit communautaire. L’administration régionale a justifié son refus en se fondant sur une loi locale qui réservait la possibilité d’inscription aux seules personnes physiques, aux coopératives et à certaines associations d’exploitants, excluant de fait les sociétés de capitaux.
La société a contesté cette décision devant la juridiction administrative compétente, qui a annulé le refus au motif que la législation régionale était contraire aux objectifs de la réglementation communautaire. La région a alors formé un recours contre ce jugement devant le Conseil d’État italien. Face à une difficulté d’interprétation des textes communautaires, la haute juridiction administrative a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si le droit communautaire, notamment la directive 72/159/CEE et le règlement (CEE) n_ 797/85, permet à un État membre d’établir un régime d’identification des exploitants agricoles qui aboutit à exclure certaines personnes morales du bénéfice des aides en raison de leur seule forme juridique.
À cette question, la Cour de justice a répondu par la négative. Elle a jugé que les textes applicables « doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne permettent pas aux États membres qui instituent un registre destiné à déterminer les bénéficiaires du régime d’aides […] d’exclure de l’inscription au registre certaines personnes morales au seul motif de leur forme juridique ». Cette solution, qui réaffirme une application uniforme de la politique agricole commune, repose sur une interprétation stricte des conditions d’éligibilité aux aides (I), laquelle encadre fermement la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales (II).
I. L’interprétation stricte des conditions d’éligibilité aux aides agricoles
La Cour fonde sa décision sur une lecture littérale et téléologique des textes communautaires, rappelant que les personnes morales ne sauraient être exclues par principe du champ d’application des aides (A) et qu’une discrimination fondée sur la seule forme juridique est, par conséquent, proscrite (B).
A. L’inclusion nécessaire des personnes morales dans le champ d’application des textes
La juridiction communautaire souligne que la réglementation en cause vise la modernisation des exploitations, indépendamment de la qualité de la personne, physique ou morale, qui les dirige. Le règlement n° 797/85, tout comme la directive qu’il a vocation à appliquer, prévoit explicitement les conditions applicables aux « personnes autres que les personnes physiques ». L’article 2, paragraphe 5, du règlement précise en effet que pour ces dernières, « les États membres définissent ladite notion [d’exploitant à titre principal] en tenant compte des critères indiqués » pour les personnes physiques, à savoir la part du revenu et du temps de travail consacrés à l’exploitation.
Cette disposition démontre sans ambiguïté que le législateur communautaire a entendu inclure les entités dotées de la personnalité morale parmi les bénéficiaires potentiels du régime d’aides. En prévoyant des modalités d’adaptation des critères pour ces entités, le texte interdit implicitement aux États membres de les écarter de manière générale et absolue. La Cour s’appuie sur une jurisprudence constante pour affirmer que les États membres ne peuvent limiter le champ d’application de la notion d’exploitant agricole aux seules personnes physiques.
B. Le rejet d’une discrimination fondée sur la forme juridique
Découlant logiquement de cette inclusion, l’interdiction de discriminer en fonction de la structure juridique de l’exploitant constitue le cœur du raisonnement de la Cour. Puisque les personnes morales relèvent du champ d’application des textes, leur refuser l’accès à un registre ouvrant droit aux aides pour un motif tiré exclusivement de leur forme sociale est incompatible avec le droit communautaire. La Cour l’affirme de manière péremptoire : « l’exclusion de l’inscription au registre au seul motif de la forme juridique du demandeur est incompatible avec la réglementation communautaire ».
Ainsi, un État membre ne peut instituer un régime d’identification, même présenté comme une simple mesure administrative, qui aurait pour effet d’introduire une distinction non prévue par les textes européens. Le fait de créer un registre spécifique pour les seules personnes physiques, et d’en exclure certaines catégories de personnes morales, constitue une telle mesure discriminatoire. La Cour censure donc non seulement l’exclusion directe, mais également les mécanismes indirects qui aboutissent au même résultat.
En censurant cette pratique, la Cour ne se contente pas de clarifier le sens des textes ; elle en détermine également la portée en matière de répartition des compétences entre l’Union et ses États membres.
II. La portée du contrôle de la Cour sur la marge d’appréciation des États membres
Cet arrêt illustre la vigilance de la Cour quant au respect des objectifs de la politique agricole commune, ce qui se traduit par une limitation stricte du pouvoir réglementaire national (A) et par la volonté de garantir une application uniforme du droit sur tout le territoire de l’Union (B).
A. La limitation du pouvoir réglementaire national en matière agricole
Si la réglementation communautaire confie aux États membres le soin de définir la notion d’« exploitant à titre principal », cette compétence n’est pas discrétionnaire. Elle doit s’exercer dans le respect des objectifs et des termes fixés par le droit de l’Union. En l’occurrence, l’objectif est d’améliorer l’efficacité des structures agricoles, sans distinction arbitraire entre les exploitants. La Cour rappelle donc que les États membres ne disposent d’« aucune latitude pour refuser le bénéfice du régime institué […] aux exploitations qui en remplissent les conditions au seul motif de leur forme juridique ».
Cette affirmation est fondamentale, car elle encadre le pouvoir d’exécution des États membres. Ces derniers ne peuvent utiliser la marge d’appréciation qui leur est laissée pour vider de leur substance les dispositions communautaires ou en restreindre indûment la portée. Le contrôle exercé par la Cour garantit que les définitions nationales restent conformes à l’esprit de la législation qu’elles mettent en œuvre, prévenant ainsi toute dérive protectionniste ou toute distorsion.
B. La garantie d’une application uniforme du droit communautaire
Au-delà de la question technique agricole, la décision commentée renforce le principe d’application uniforme du droit communautaire. En interdisant à une région de créer un régime d’identification dérogatoire, la Cour prévient le risque d’une fragmentation de la politique agricole commune. Si chaque autorité nationale ou locale pouvait définir à sa guise les bénéficiaires des aides sur la base de critères non prévus par les textes, l’égalité de traitement entre les opérateurs économiques des différents États membres serait compromise.
Cette solution assure une sécurité juridique aux exploitants agricoles, quelle que soit leur forme juridique, et garantit que les conditions d’accès aux aides sont homogènes sur l’ensemble du marché unique. Elle confirme que la politique agricole commune, par sa nature même, exige une mise en œuvre cohérente qui ne peut s’accommoder de particularismes nationaux ou régionaux lorsqu’ils introduisent des discriminations contraires aux objectifs fixés par l’Union européenne. L’arrêt constitue ainsi une manifestation classique de la primauté et de l’effet direct du droit communautaire.