Par un arrêt rendu dans l’affaire 129/83, la Cour de justice a été amenée à préciser les modalités de détermination de la litispendance en vertu de l’article 21 de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968. En l’espèce, un commerçant établi en Allemagne avait initié une action en remboursement d’un prêt à l’encontre d’un autre commerçant situé en Italie. La demande fut déposée auprès du tribunal allemand en août 1976 mais ne fut notifiée au défendeur qu’en janvier 1977. Entre-temps, en septembre 1976, le demandeur avait introduit une action identique en Italie, laquelle fut signifiée au défendeur le même mois.
Saisi en premier lieu, le tribunal allemand s’est déclaré incompétent au motif que le tribunal italien avait été saisi en premier, considérant que la date déterminante était celle de la notification de l’acte au défendeur, et non celle de son dépôt au greffe. La cour d’appel allemande, saisie du litige, a alors décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur le point de savoir si, pour déterminer la juridiction première saisie au sens de l’article 21 de la convention, il fallait retenir le moment où la demande est déposée auprès de la juridiction ou celui où l’instance est définitivement introduite par la notification au défendeur. La question posée revenait ainsi à déterminer si la notion de saisine devait recevoir une définition autonome et uniforme ou si elle devait être appréciée au regard des règles de procédure de chaque État contractant. En réponse, la Cour de justice a jugé que la juridiction « première saisie » est celle devant laquelle les conditions d’une litispendance définitive ont été en premier lieu remplies, ces conditions devant être évaluées conformément à la loi nationale de chacune des juridictions concernées.
Cette solution, qui consacre une application distributive des lois nationales pour définir la saisine, repose sur une analyse pragmatique des divergences procédurales entre États (I), mais sa portée révèle une tension avec l’objectif d’uniformisation du droit judiciaire européen (II).
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I. La consécration du renvoi à la loi du for pour la détermination de la litispendance
La Cour de justice fonde sa décision sur le constat des disparités entre les droits nationaux (A) pour adopter une solution pragmatique favorisant la sécurité juridique (B).
A. Le constat d’une divergence insurmontable des droits processuels nationaux
La Cour de justice procède à un examen de droit comparé pour mettre en évidence l’impossibilité de dégager un concept unifié de litispendance. Elle observe que si dans certains États, comme la France ou l’Italie, l’instance est considérée comme pendante à compter de la signification de l’acte introductif au défendeur, d’autres systèmes juridiques connaissent des mécanismes différents. C’est notamment le cas en Allemagne, où la procédure distingue la simple saisine matérielle du tribunal par le dépôt de l’acte, et la litispendance effective qui naît de la notification ultérieure de cet acte au défendeur. Face à cette hétérogénéité, la Cour conclut qu’« on ne saurait deduire une notion commune de la litispendance D’un rapprochement des differentes dispositions nationales pertinentes ».
En refusant de transposer une conception propre à un ordre juridique, comme celle proposée par le demandeur qui entendait faire prévaloir la notion allemande de saisine initiale, la Cour reconnaît que la convention de Bruxelles n’a pas eu pour ambition d’unifier les formalités procédurales des États contractants. Ce postulat est déterminant, car il justifie le refus de créer une définition autonome de la saisine. La Cour souligne que l’article 21 se borne à imposer une obligation de dessaisissement sans préciser « la nature des formalites procedurales a prendre en consideration ». Dès lors, l’absence de définition commune dans le texte conventionnel, combinée à la diversité des systèmes nationaux, conduit logiquement à rechercher la solution en dehors d’une interprétation uniforme.
B. Le choix d’une solution pragmatique au service de la sécurité juridique
En l’absence de définition autonome, la Cour opte pour une méthode de résolution claire et prévisible. Elle énonce que la juridiction « premiere saisie » est celle devant laquelle les conditions de la litispendance définitive sont remplies en premier, en se référant pour chaque juridiction à son propre droit national. La solution consiste donc en une application distributive des *leges fori* : la date de saisine du tribunal allemand est déterminée par le droit allemand, tandis que la date de saisine du tribunal italien est fixée par le droit italien. La comparaison de ces deux dates permet ensuite d’établir l’ordre de priorité.
Cette approche présente l’avantage de la simplicité et de la prévisibilité. Comme le souligne la Cour, « cette methode permet a toute juridiction D’etablir, avec une certitude suffisante, par reference a sa propre loi nationale, en ce qui la concerne, et par reference a la loi nationale de toute autre juridiction saisie, en ce qui concerne celle-ci, L’orde de priorite dans le temps ». Chaque juge peut ainsi déterminer la date de saisine de son propre tribunal en appliquant des règles qui lui sont familières. Cette solution évite la création d’un concept européen complexe qui aurait pu se révéler difficile à appliquer uniformément et engendrer de nouvelles incertitudes. En s’en remettant aux droits nationaux, la Cour privilégie une approche réaliste et fonctionnelle, garantissant que l’exception de litispendance puisse être mise en œuvre de manière cohérente et sans délai.
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II. La portée d’une solution en tension avec l’objectif d’uniformisation du droit de l’Union
Si le pragmatisme de l’arrêt est certain, sa solution affaiblit l’application uniforme de la convention (A) et encourage des stratégies de course au tribunal (B).
A. L’affaiblissement potentiel de l’application uniforme de la convention de Bruxelles
L’objectif premier de la convention de Bruxelles est d’unifier les règles de compétence judiciaire et de faciliter la circulation des décisions au sein de l’espace commun. En renvoyant aux droits nationaux pour une question aussi fondamentale que la détermination de la litispendance, la Cour introduit une brèche dans l’uniformité du système. Le sort d’une exception de litispendance dépend désormais non plus d’une règle commune, mais de la combinaison variable des règles de procédure des États concernés. Une même situation factuelle peut ainsi conduire à des solutions différentes selon que le litige oppose des juridictions dont les règles de saisine sont similaires ou divergentes.
Cette hétérogénéité des solutions porte en elle une forme d’insécurité juridique, à l’opposé de l’objectif de prévisibilité poursuivi. En effet, la solution retenue rend le demandeur dépendant des délais de notification qui, dans certains systèmes comme le droit allemand, relèvent de l’office du juge et échappent à la diligence des parties. Un demandeur ayant agi en premier peut ainsi se voir privé de son droit d’agir devant le for de son choix en raison d’un retard administratif. La solution de la Cour, bien que pragmatique, laisse ainsi sans réponse la critique selon laquelle la compétence ne saurait dépendre de facteurs aléatoires et extérieurs à la volonté des plaideurs.
B. L’incitation à la course au forum et ses conséquences pratiques
La conséquence la plus notable de cet arrêt est d’ordre stratégique. En liant la date de saisine aux spécificités des lois nationales, la Cour incite les plaideurs à une « course au forum » (*forum shopping*). Un demandeur avisé ne choisira plus seulement une juridiction pour la teneur de son droit substantiel, mais également pour la rapidité de ses règles procédurales de saisine. Un État dont la loi considère l’instance comme liée dès le dépôt de la requête sera plus attractif qu’un État où la litispendance est subordonnée à une notification qui peut prendre plusieurs semaines ou mois.
Cette situation a pour effet de déplacer la compétition du terrain juridique vers le terrain procédural. La prévisibilité vantée par la Cour ne vaut que pour les juges, mais elle crée une imprévisibilité pour les justiciables qui doivent maîtriser les subtilités de plusieurs systèmes de procédure civile pour sécuriser leur choix de juridiction. Conscient de cette difficulté, le législateur de l’Union est d’ailleurs intervenu postérieurement pour corriger cette situation. Le règlement Bruxelles I bis a finalement consacré une règle matérielle uniforme, considérant la juridiction comme saisie à la date du dépôt de l’acte introductif, à condition que le demandeur accomplisse ensuite les diligences nécessaires à sa notification. Cette évolution législative confirme a posteriori que la solution retenue en 1983, bien que justifiée en son temps, n’était pas pleinement satisfaisante au regard de l’objectif d’un espace judiciaire européen intégré.