Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 13 juillet 1994. – Commission des Communautés européennes contre République fédérale d’Allemagne. – Libre circulation des marchandises – Interdiction d’importer des écrevisses d’eau douce vivantes. – Affaire C-131/93.

Par un arrêt en manquement du 18 mai 1994, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur la compatibilité d’une réglementation nationale avec les principes de la libre circulation des marchandises. En l’espèce, un État membre avait adopté une législation subordonnant l’importation de toutes les espèces d’écrevisses vivantes à l’obtention d’une autorisation, laquelle n’était en principe accordée qu’à des fins de recherche ou d’enseignement. Cette mesure interdisait de fait l’importation de ces animaux à des fins commerciales, notamment pour le repeuplement de bassins ou la consommation. Les autorités nationales justifiaient cette restriction par la nécessité de protéger les espèces indigènes contre la peste des écrevisses et de préserver leur intégrité génétique. Toutefois, une pratique administrative permettait d’accorder des dérogations temporaires aux importateurs, sous de strictes conditions sanitaires.

Saisie par la Commission, qui estimait cette réglementation contraire aux articles 30 et 36 du traité CEE, la Cour était amenée à examiner si une interdiction quasi-absolue d’importation d’animaux vivants, motivée par la protection de la santé et de la vie des espèces indigènes, constitue une mesure justifiée et proportionnée au sens de l’article 36 du traité CEE, ou si elle représente une restriction quantitative prohibée par l’article 30 du même traité.

La Cour de justice constate que l’État membre a manqué à ses obligations. Elle juge que l’interdiction d’importation constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative, prohibée par l’article 30 du traité. Si la Cour reconnaît que la protection de la santé et de la vie des animaux est un objectif légitime pouvant justifier une dérogation au titre de l’article 36, elle estime cependant que la mesure adoptée est disproportionnée. En effet, des alternatives moins restrictives pour les échanges intracommunautaires, telles que des contrôles sanitaires ou une réglementation de la commercialisation sur le territoire national, auraient permis d’atteindre efficacement l’objectif visé.

La solution retenue par la Cour de justice repose sur une analyse classique en deux temps, réaffirmant d’une part la portée de la prohibition des entraves aux échanges (I), et contrôlant d’autre part de manière rigoureuse le recours à une justification tirée de la protection de la santé animale (II).

I. La caractérisation d’une entrave injustifiée à la libre circulation des marchandises

La Cour établit sans équivoque que la réglementation nationale litigieuse constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative prohibée. Elle adopte pour cela une conception extensive de cette notion (A) tout en rejetant les arguments de l’État membre fondés sur sa pratique administrative dérogatoire (B).

A. L’application extensive de la prohibition des mesures d’effet équivalent

La Cour rappelle d’abord que les dispositions des articles 30 et 36 du traité font partie intégrante de l’organisation commune des marchés, y compris dans le secteur des produits de la pêche. La prohibition des restrictions quantitatives et des mesures d’effet équivalent s’applique donc de plein droit. Conformément à une jurisprudence établie, la Cour constate que la mesure allemande, en interdisant l’importation à des fins commerciales, « a pour effet d’entraver le commerce intracommunautaire ».

Cette qualification est appliquée indistinctement aux produits originaires de la Communauté et à ceux mis en libre pratique dans un État membre. La Cour confirme ainsi une approche large de la notion d’entrave, qui ne se limite pas aux seules mesures discriminatoires. Toute réglementation nationale susceptible d’entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire tombe sous le coup de l’article 30 du traité. En l’occurrence, l’interdiction d’importer des écrevisses pour un usage commercial ferme une voie d’accès au marché national, ce qui suffit à la qualifier de mesure d’effet équivalent.

B. Le rejet de la justification fondée sur la pratique administrative

L’État membre défendeur tentait de minimiser la portée de sa réglementation en soulignant que, dans les faits, de nombreuses autorisations d’importation avaient été accordées. Cet argument est écarté par la Cour de manière catégorique. Elle juge que la simple existence d’un régime d’autorisation préalable constitue en soi une restriction aux échanges, incompatible avec le traité.

La Cour précise que « l’article 30 du traité fait obstacle à l’application, dans les rapports intracommunautaires, d’une législation nationale qui maintiendrait l’exigence, fût-elle purement formelle, de licences d’importation ou de tout autre procédé similaire ». Le fait que l’administration dispose d’un pouvoir d’appréciation pour accorder des dérogations n’y change rien ; au contraire, cela crée une incertitude juridique pour les opérateurs économiques, qui dépendent du bon vouloir des autorités nationales. La libre circulation des marchandises ne saurait être subordonnée à un régime discrétionnaire.

Une fois l’existence d’une restriction prohibée par l’article 30 établie, il restait à la Cour d’examiner si celle-ci pouvait être sauvée par l’une des exceptions prévues par le traité, ce qui l’a conduite à un contrôle strict de la proportionnalité de la mesure.

II. L’encadrement rigoureux de la dérogation tirée de la protection de la santé animale

La Cour examine ensuite la justification avancée par l’État membre au regard de l’article 36 du traité. Si elle admet la légitimité de l’objectif de protection sanitaire poursuivi (A), elle sanctionne fermement le caractère disproportionné du moyen employé (B).

A. La reconnaissance d’un objectif légitime au sens de l’article 36

La Cour reconnaît sans difficulté que la mesure nationale en cause, visant à « protéger la santé et la vie des écrevisses indigènes », relève bien de l’exception prévue par l’article 36 du traité au titre de la protection de la santé et de la vie des animaux. À l’époque des faits, il n’existait pas encore de réglementation communautaire harmonisée en matière de police sanitaire pour les animaux d’aquaculture. Dans ce contexte, il appartenait aux États membres de déterminer le niveau de protection qu’ils jugeaient approprié.

L’objectif de prévention de la propagation de la peste des écrevisses et de préservation de l’identité génétique des populations locales est donc considéré comme un motif impérieux d’intérêt général. Cette reconnaissance est une étape nécessaire du raisonnement, mais elle n’emporte pas validation automatique de la mesure. La Cour rappelle en effet qu’une réglementation restrictive ne peut bénéficier de la dérogation de l’article 36 que si elle est indispensable à la réalisation de l’objectif poursuivi.

B. La sanction du caractère disproportionné de la mesure de protection

C’est sur le terrain de la proportionnalité que la justification de l’État membre échoue. La Cour estime qu’une interdiction totale d’importation n’était pas indispensable pour assurer une protection efficace de la faune locale. Elle souligne que l’objectif sanitaire « peut être atteint de manière aussi efficace par des mesures ayant des effets moins restrictifs sur les échanges intracommunautaires ».

La Cour énumère plusieurs alternatives, telles que la soumission des lots d’écrevisses à des contrôles sanitaires, éventuellement par sondage s’ils sont accompagnés d’un certificat, ou une réglementation de la seule commercialisation sur le territoire national, par exemple en soumettant à autorisation le repeuplement des eaux. L’argument décisif est toutefois tiré du comportement même de l’État défendeur. Les conditions imposées aux importateurs dans le cadre des dérogations accordées « démontrent que le gouvernement défendeur lui-même considère que ces moyens, moins restrictifs pour le commerce intracommunautaire qu’une interdiction totale d’importation, sont suffisants pour atteindre l’objectif de protection ». En autorisant, même sous conditions, ce qu’il prétendait devoir interdire absolument, l’État a lui-même prouvé le caractère disproportionné de sa propre législation.

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Hassan KOHEN
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