Par un arrêt rendu dans le cadre d’un recours en annulation, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la légalité d’une décision de la Commission relative à l’apurement des comptes des États membres au titre des dépenses financées par le Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA) pour l’exercice financier 1993. Un État membre a sollicité l’annulation partielle de cette décision, par laquelle la Commission refusait de prendre en charge plusieurs montants importants au titre de la politique agricole commune. Les corrections financières litigieuses concernaient divers secteurs, notamment l’aide à la production d’huile d’olive, les restitutions à l’exportation, le tabac, le vin et les céréales, en raison de défaillances systémiques dans les mécanismes de contrôle et de gestion mis en place par l’État membre.
Les faits à l’origine du litige révèlent que les services de la Commission, à la suite de plusieurs missions de contrôle, ont constaté la persistance de graves irrégularités déjà identifiées lors d’exercices précédents. Il s’agissait principalement de l’absence d’un casier oléicole et viticole fiable, de l’inefficacité des fichiers informatisés, de l’insuffisance des contrôles physiques sur les marchandises exportées et de retards significatifs dans le versement des aides aux producteurs. L’État membre a contesté ces griefs en invoquant des difficultés objectives insurmontables, l’existence de systèmes de contrôle alternatifs et, pour les retards de paiement, un cas de force majeure lié au volume important des dossiers à traiter.
La procédure a donc été initiée par le dépôt d’une requête de l’État membre devant la Cour de justice, visant à faire annuler la décision de la Commission pour appréciation erronée des faits et dépassement de son pouvoir discrétionnaire. L’État membre soutenait avoir pris les mesures nécessaires pour assurer la régularité des opérations financées par le FEOGA et avoir engagé des procédures pour récupérer les sommes indûment versées. La Commission, en défense, a maintenu que les défaillances constatées étaient de nature structurelle et justifiaient pleinement les corrections forfaitaires appliquées, conformément à la réglementation en vigueur.
Le litige soulève ainsi une double question de droit fondamentale dans le cadre du financement de la politique agricole commune. D’une part, il s’agissait de déterminer si un État membre peut utilement invoquer la force majeure pour justifier le non-respect de délais impératifs fixés par le droit communautaire, alors même que les difficultés à l’origine du retard étaient prévisibles et qu’aucune démarche n’avait été entreprise en temps utile auprès des institutions. D’autre part, le pourvoi invitait la Cour à préciser la répartition de la charge de la preuve lorsqu’existent des doutes sérieux sur la fiabilité et l’efficacité de l’ensemble des mesures de surveillance mises en place par un État membre pour garantir la régularité des dépenses agricoles.
La Cour de justice rejette le recours dans son intégralité. Elle juge qu’un État membre ne peut se prévaloir d’un cas de force majeure pour des difficultés connues à l’avance et pour lesquelles il n’a pas alerté les instances communautaires avant l’échéance du délai. En outre, la Cour réaffirme le principe selon lequel, une fois que la Commission a établi l’existence d’éléments susceptibles de faire naître des doutes sérieux quant à la fiabilité d’un système de contrôle national, il incombe à l’État membre concerné de démontrer l’exactitude de ses déclarations et le caractère opérationnel de ses dispositifs de surveillance.
La solution retenue par la Cour confirme avec rigueur la primauté des obligations découlant du droit communautaire (I), tout en consolidant les principes probatoires spécifiques au contentieux de l’apurement des comptes agricoles (II).
I. Le rappel de l’exigence d’une application rigoureuse des obligations communautaires par les États membres
La Cour rappelle que la bonne gestion des deniers communautaires impose aux États membres une application stricte des règles établies, ce qui exclut toute justification a posteriori fondée sur des difficultés internes prévisibles (A) et sanctionne la persistance de manquements structurels dans la mise en œuvre des systèmes de contrôle (B).
A. L’exclusion de la force majeure face à des défaillances structurelles prévisibles
L’État membre requérant tentait de justifier le dépassement des délais de paiement des aides à la production d’huile d’olive en invoquant la force majeure. Il soutenait que le nombre très important de petits producteurs rendait matériellement impossible le respect des échéances fixées pour la campagne en cause. La Cour écarte cet argument avec une logique implacable, en se fondant sur le caractère prévisible des difficultés et sur l’inaction de l’État concerné. Elle relève que « le gouvernement hellénique n’a invoqué l’argument tiré d’un cas de force majeure que postérieurement à la date fixée […] et n’a entrepris aucune démarche auprès des instances communautaires pour faire varier cette date, bien que les difficultés, dont il fait état, aient été connues à l’avance ».
Cette position s’inscrit dans une jurisprudence constante qui conçoit la force majeure de manière restrictive, comme un événement extérieur, imprévisible et irrésistible. Des difficultés d’ordre administratif ou structurel, inhérentes à la gestion d’un régime d’aides à grande échelle, ne sauraient en principe revêtir un tel caractère. En l’espèce, la Cour sanctionne non seulement le manquement à une obligation de résultat, à savoir le respect du délai, mais également un manquement à une obligation de coopération loyale. L’État aurait dû anticiper les problèmes et en référer à la Commission pour trouver une solution, par exemple en sollicitant une dérogation ou une modification de la réglementation. Le fait de rester silencieux jusqu’à la constatation du manquement le prive de toute possibilité de se prévaloir utilement d’un cas de force majeure.
B. La persistance des manquements dans la mise en œuvre des systèmes de contrôle
Au-delà de la question des délais, le cœur du litige réside dans les défaillances systémiques des contrôles dans plusieurs secteurs, et notamment celui de l’huile d’olive. La Commission reprochait à l’État membre l’absence prolongée d’un casier oléicole fiable, l’inexploitation des fichiers informatisés et l’inefficacité des contrôles sur le terrain. L’État membre arguait de l’existence de difficultés objectives et de la mise en place progressive d’améliorations. La Cour, balayant ces justifications, constate que la situation n’a « essentiellement pas changé par rapport à la situation constatée dans les exercices précédents » et que « les graves défaillances structurelles dans le système de la gestion et des contrôles des demandes d’aide ont subsisté ».
Cette approche démontre que la simple promesse d’amélioration ou l’invocation de difficultés techniques ne suffit pas à exonérer un État de sa responsabilité. L’obligation de mettre en place un système de gestion et de contrôle efficace est une condition essentielle de la confiance mutuelle sur laquelle repose le financement de la politique agricole commune. La Cour confirme ainsi que les États membres sont tenus à une obligation de résultat quant à la fiabilité de leurs systèmes. La persistance des mêmes lacunes d’un exercice à l’autre constitue un facteur aggravant qui justifie non seulement le refus de prise en charge des dépenses, mais également l’application de corrections financières potentiellement sévères, ici fixées à 10 % pour le secteur de l’huile d’olive.
II. La confirmation du cadre probatoire dans le contentieux de l’apurement des comptes
La décision commentée est également une illustration claire du régime de la preuve applicable en matière d’apurement des comptes du FEOGA. La Cour réaffirme que la charge de la preuve incombe en dernier ressort à l’État membre lorsque la Commission a soulevé des doutes fondés (A), ce qui légitime l’application de corrections forfaitaires en cas de défaillance avérée du système (B).
A. La charge de la preuve incombant à l’État membre en cas de doutes sur la fiabilité des contrôles
Face aux critiques de la Commission concernant le système de contrôle de l’abandon définitif des superficies viticoles, l’État membre s’est contenté d’affirmations générales sur l’efficacité de ses procédures. La Cour rappelle alors sa jurisprudence constante en la matière, énonçant que « l’État membre contre lequel la Commission a justifié sa décision constatant l’absence ou les défaillances dans les contrôles […] ne peut infirmer les constatations de la Commission sans étayer ses propres allégations par des éléments établissant l’existence d’un système fiable et opérationnel de contrôle ». Elle en conclut que, dès lors que l’État « ne parvient pas à démontrer que les constatations de la Commission sont inexactes, celles-ci constituent des éléments susceptibles de faire naître des doutes sérieux quant à la mise en place d’un ensemble adéquat et efficace de mesures de surveillance et de contrôle ».
Ce principe de renversement de la charge de la preuve est au cœur du mécanisme d’apurement. Il appartient à la Commission d’apporter les premiers éléments probants de l’existence de défaillances. Mais une fois ces doutes raisonnables établis, il ne lui incombe pas de prouver l’irrégularité de chaque opération financée. C’est à l’État membre de fournir la preuve positive du bon fonctionnement de ses systèmes et de la régularité des dépenses. En l’espèce, l’État n’a pas réussi à fournir de telles preuves, se limitant à décrire ses procédures sans en démontrer l’efficacité concrète pour pallier l’absence de cadastre. La Cour en tire la conséquence logique que les doutes subsistent et que la correction est justifiée.
B. La justification des corrections forfaitaires en présence de défaillances systémiques
Les défaillances de contrôle, notamment dans les secteurs de l’huile d’olive, du vin et des céréales, ont conduit la Commission à appliquer des corrections forfaitaires de 2 %, 10 % ou à refuser intégralement le financement de certaines opérations. L’État membre contestait le bien-fondé de ces corrections, les jugeant disproportionnées. La Cour valide l’approche de la Commission, considérant que de telles corrections sont justifiées lorsque les défaillances d’un système de contrôle sont si graves qu’il est impossible de chiffrer précisément le préjudice financier subi par le budget communautaire.
Le cas des exportations frauduleuses d’huile d’olive est particulièrement éclairant. La Cour note que les fraudes « ont pu se produire en raison de l’absence d’un contrôle douanier adéquat ». Face à cette carence fondamentale, qui a créé un « climat de confiance » pour les fraudeurs où « le risque d’être pris lors d’une inspection officielle étant nul », la Commission était en droit de refuser la totalité du financement pour les opérations concernées. Ce raisonnement confirme que la responsabilité d’un État membre n’est pas seulement d’agir a posteriori pour récupérer les fonds, mais avant tout de mettre en place les mesures préventives nécessaires pour « s’assurer de la réalité et de la régularité des opérations financées par le FEOGA ». L’échec de cette mission préventive légitime pleinement le recours à des corrections forfaitaires, dont le taux est modulé en fonction de la gravité des risques engendrés par les lacunes du système.