Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 15 février 1996. – Fintan Duff, Liam Finlay, Thomas Julian, James Lyons, Catherine Moloney, Michael McCarthy, Patrick McCarthy, James O’Regan, Patrick O’Donovan contre Minister for Agriculture and Food et Attorney General. – Demande de décision préjudicielle: Supreme Court – Irlande. – Prélèvement supplémentaire sur le lait – Quantités spécifiques de référence en raison d’un plan de développement – Obligation ou faculté. – Affaire C-63/93.

Par un arrêt en date du 8 juin 1995, la Cour de justice des Communautés européennes, sixième chambre, se prononce sur l’étendue des obligations des États membres dans le cadre du régime des prélèvements supplémentaires sur le lait. Cette décision a été rendue sur une question préjudicielle posée par la Cour suprême d’Irlande, qui était saisie d’un litige d’une importance capitale pour l’équilibre entre les objectifs de la politique agricole commune et la protection des droits des opérateurs économiques.

En l’espèce, des producteurs de lait avaient souscrit des plans de développement de leur production en vertu de la directive 72/159/CEE concernant la modernisation des exploitations agricoles. Ces plans, approuvés par les autorités nationales compétentes, prévoyaient des investissements significatifs, en partie déjà réalisés, en vue d’accroître leur capacité de production. Cependant, l’instauration ultérieure du régime des quotas laitiers par le règlement n° 857/84 a bouleversé leurs prévisions. Les autorités nationales leur ont attribué des quantités de référence basées sur leur production de l’année 1983, sans prendre en compte les objectifs de production fixés dans leurs plans de développement. Les producteurs ont alors contesté ce refus d’octroi de quantités de référence spécifiques devant les juridictions nationales. Déboutés en première instance, ils ont formé un pourvoi devant la juridiction suprême, laquelle a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice.

La question de droit posée à la Cour était double. Il s’agissait premièrement de déterminer si l’article 3, point 1, du règlement n° 857/84 devait être interprété comme imposant aux États membres l’obligation d’octroyer une quantité de référence spécifique aux producteurs engagés dans un plan de développement. Deuxièmement, et subsidiairement, il était demandé si, à défaut d’une telle obligation textuelle, les principes généraux du droit communautaire, tels que la confiance légitime ou la proportionnalité, ne transformaient pas la faculté offerte par le texte en une véritable obligation. Enfin, la validité même du règlement était questionnée au regard de ces mêmes principes.

À cette interrogation, la Cour de justice répond par la négative sur tous les points. Elle juge que le règlement confère aux États membres un simple pouvoir d’appréciation pour l’octroi de quantités spécifiques, et non une obligation. Elle ajoute que les principes généraux du droit communautaire ne sauraient contraindre un État membre à exercer ce pouvoir dans un sens déterminé. Par conséquent, la Cour écarte tout élément susceptible d’affecter la validité du règlement. Cette solution, qui entérine la marge de manœuvre des États dans la gestion des quotas laitiers, mérite d’être analysée tant du point de vue de l’interprétation stricte du texte que de son articulation avec les principes fondamentaux de l’ordre juridique communautaire.

Il convient donc d’étudier la consécration par la Cour d’un pouvoir d’appréciation étatique encadré (I), avant d’examiner le rejet d’une contestation fondée sur les principes généraux du droit (II).

I. La consécration d’un pouvoir d’appréciation étatique encadré

La Cour de justice, dans son analyse, s’attache à une lecture littérale du règlement pour affirmer l’existence d’une faculté discrétionnaire (A), tout en précisant que cette dernière n’est pas absolue et se trouve limitée par une obligation de prise en considération (B).

A. L’affirmation d’une faculté discrétionnaire laissée aux États membres

L’analyse de la Cour repose principalement sur les termes de l’article 3, point 1, du règlement n° 857/84. Cette disposition énonce que les producteurs engagés dans un plan de développement « peuvent obtenir, selon la décision de l’État membre », une quantité spécifique de référence. Pour la Cour, l’emploi du verbe « pouvoir » conjugué à l’incise « selon la décision de l’État membre » ne laisse place à aucune ambiguïté. Le législateur communautaire n’a pas entendu créer une obligation à la charge des autorités nationales, mais bien une simple habilitation. Cette interprétation est d’ailleurs conforme à la jurisprudence antérieure, notamment les arrêts *Cornée* et *Spronk*, qui avaient déjà établi que ce texte conférait aux États membres un pouvoir d’appréciation.

La Cour confirme ainsi que la réalisation d’un plan de développement, même approuvé par les autorités compétentes, ne crée pas un droit acquis à produire la quantité de lait prévue par ce plan sans être soumis aux contraintes de la politique agricole commune. Le troisième considérant du règlement, qui précise qu’il « convient de permettre aux États membres d’adapter les quantités de référence », vient appuyer cette lecture. Il s’agit de leur donner les moyens de gérer des situations particulières, et non de leur imposer une ligne de conduite rigide. L’objectif est de leur permettre d’établir une réserve nationale pour répondre à des cas exceptionnels, ce qui implique par nature un choix dans l’allocation de ces ressources limitées.

B. La limite à la discrétion : l’obligation de prise en considération

Toutefois, la Cour ne conclut pas à un pouvoir arbitraire des États membres. Elle nuance son propos en relevant que la première phrase de l’article 3 du règlement dispose que, pour la détermination des quantités de référence, « sont prises en compte certaines situations particulières ». De cette formulation, la Cour déduit une obligation procédurale pour les États membres. Avant de décider de faire usage ou non de leur faculté d’attribuer des quantités spécifiques, ils sont tenus de prendre en considération la situation des producteurs engagés dans des plans de développement.

Cette obligation de prise en considération impose à l’autorité nationale de procéder à une mise en balance des intérêts en présence. Elle doit examiner la situation de ces producteurs au regard des objectifs du régime des quotas et des intérêts des autres catégories de producteurs. En l’espèce, la Cour note que le gouvernement national avait bien procédé à cet examen, comme en témoignaient les discussions menées avec les différents secteurs économiques avant l’adoption de sa décision. L’État membre avait donc rempli son obligation, même si sa décision finale fut défavorable aux demandeurs. La discrétion de l’État sur le fond de la décision est donc préservée, pourvu qu’il ait respecté cette exigence procédurale de motivation et d’examen préalable.

Après avoir ainsi délimité le sens et la portée de la disposition réglementaire, la Cour se penche sur la question de savoir si les principes supérieurs du droit communautaire pouvaient infléchir cette interprétation.

II. Le rejet d’une contestation fondée sur les principes généraux du droit

Les requérants au principal soutenaient que, même en l’absence d’obligation textuelle, les principes de confiance légitime et d’égalité (A), ainsi que ceux de proportionnalité et de respect des droits fondamentaux (B), devaient conduire la Cour à reconnaître un droit à l’obtention de quantités de référence supplémentaires. La Cour écarte cependant chacun de ces arguments.

A. L’inopérance du principe de confiance légitime et du principe d’égalité

La Cour rappelle tout d’abord sa jurisprudence constante selon laquelle les opérateurs économiques ne peuvent avoir une confiance légitime dans le maintien d’une situation existante, laquelle peut être modifiée dans le cadre des politiques communes. Dans le domaine de l’organisation commune des marchés agricoles, caractérisée par une adaptation constante à la situation économique, cette règle s’applique avec une acuité particulière. Pour que la confiance légitime soit protégée, il aurait fallu que la Communauté elle-même ait créé une situation susceptible d’engendrer une telle confiance. Or, ni la réglementation sur les plans de développement, ni l’approbation de ces plans par les autorités nationales ne constituaient une garantie contre des restrictions futures visant à maîtriser les excédents laitiers. La Cour distingue cette situation de celle des producteurs ayant participé à un programme de non-commercialisation (*Mulder*), qui avaient été totalement privés de quantité de référence et donc exclus du marché, portant ainsi atteinte à leur confiance légitime.

Concernant le principe d’égalité, dont l’interdiction de discrimination de l’article 40, paragraphe 3, du Traité est une expression, la Cour estime qu’il n’est pas violé. L’objectif du régime des quotas étant de limiter la production globale, le critère pertinent pour comparer la situation des producteurs est leur niveau de production durant l’année de référence. Au regard de ce critère, tous les producteurs se trouvaient dans une situation identique. Les plans de développement ne représentaient qu’une simple projection de production future et ne suffisaient pas à créer une situation distincte justifiant objectivement un traitement différencié. Traiter les demandeurs de la même manière que les autres producteurs en se basant sur la production effective de 1983 n’était donc pas discriminatoire.

B. La validation du règlement au regard du principe de proportionnalité et des droits fondamentaux

Le principe de proportionnalité n’est pas davantage retenu par la Cour. Elle considère que le fait de ne pas imposer aux États l’octroi de quantités de référence supplémentaires n’est pas une mesure inappropriée pour atteindre l’objectif de rétablissement de l’équilibre du marché laitier. Le législateur communautaire, qui dispose d’un large pouvoir d’appréciation en matière de politique agricole, n’a pas manifestement méconnu les limites de ce pouvoir. La mesure restrictive est jugée adéquate et nécessaire au regard de l’objectif d’intérêt général poursuivi.

Enfin, s’agissant des droits fondamentaux, notamment le droit de propriété et le libre exercice des activités professionnelles, la Cour constate que la réglementation en cause n’en affecte pas la substance. Bien que les producteurs soient empêchés d’augmenter leur production conformément à leurs plans initiaux, ils ne sont pas privés de la possibilité de poursuivre leur activité. La réglementation leur permet de continuer à produire au niveau de l’année de référence, qui était leur niveau d’activité avant l’instauration des quotas. Cette limitation, justifiée par un objectif d’intérêt général, ne constitue donc pas une atteinte substantielle et disproportionnée à leurs droits fondamentaux. Dès lors, le règlement est déclaré valide, confirmant la primauté des objectifs de régulation du marché sur les attentes individuelles de croissance économique des producteurs.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture