Par un arrêt rendu en manquement, la Cour de justice des Communautés européennes est venue préciser les obligations incombant aux États membres dans la transposition de la directive relative aux procédures de recours en matière de passation des marchés publics. En l’espèce, la Commission européenne avait introduit un recours contre un État membre, considérant que celui-ci n’avait pas correctement transposé la directive 89/665/CEE. La Commission soulevait trois griefs principaux : une exclusion de son champ d’application des sociétés de droit privé sous contrôle public, une limitation des recours contre les actes de procédure, et une subordination des mesures conservatoires à l’introduction préalable d’un recours au fond.
La procédure précontentieuse avait débuté par une lettre de mise en demeure adressée par la Commission, suivie d’un avis motivé resté sans effet satisfaisant. L’État membre soutenait la conformité de sa législation nationale, arguant notamment que sa définition du pouvoir adjudicateur était fidèle aux textes européens, que la limitation des recours contre les actes préparatoires était une nécessité procédurale commune, et que le caractère accessoire des mesures provisoires justifiait leur lien avec une action principale. Le litige posait ainsi à la Cour trois questions distinctes relatives à l’interprétation des exigences de la directive. Il s’agissait de déterminer si la notion de pouvoir adjudicateur, au sens de la directive, devait être interprétée de manière fonctionnelle au point d’inclure des entités de droit privé. Il convenait ensuite de savoir si l’exigence de recours efficaces et rapides imposait la possibilité de contester isolément chaque acte de procédure. Enfin, la Cour était appelée à dire si l’octroi de mesures provisoires pouvait être conditionné à l’engagement préalable d’une action en justice.
La Cour de justice a constaté le manquement de l’État membre sur le premier et le troisième griefs, mais a rejeté le recours pour le surplus. Elle a jugé que la notion de pouvoir adjudicateur devait faire l’objet d’une interprétation large, incluant les sociétés de droit privé satisfaisant à certains critères fonctionnels, et que les mesures provisoires devaient pouvoir être sollicitées indépendamment de toute autre action. En revanche, elle a estimé que la législation nationale, en ne permettant de contester que les actes de procédure ayant des conséquences déterminantes, n’enfreignait pas la directive.
Cette décision précise ainsi les contours de l’obligation d’assurer des recours effectifs en matière de marchés publics, en consacrant une conception extensive des entités soumises à ce contrôle (I), tout en adoptant une approche plus pragmatique quant aux modalités d’exercice de ce même contrôle (II).
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**I. La consécration d’une conception extensive des garanties de recours**
La Cour affirme une vision large du champ d’application de la directive 89/665/CEE, tant du point de vue des entités assujetties que de l’autonomie des instruments procéduraux. Cette interprétation maximaliste se manifeste par l’inclusion des organismes de droit privé sous contrôle public dans la notion de pouvoir adjudicateur (A) et par l’exigence d’une indépendance fonctionnelle des mesures provisoires (B).
**A. L’extension du contrôle aux organismes de droit privé**
La Cour de justice sanctionne la législation nationale qui excluait de son champ d’application les sociétés commerciales sous contrôle public. Ce faisant, elle confirme une interprétation fonctionnelle et finaliste de la notion d’« organisme de droit public ». L’État membre considérait que sa loi, en visant les « entités de droit public », transposait littéralement les directives sectorielles. Il distinguait cette notion de celle d’« entreprise publique » présente dans d’autres textes, pour en déduire que les sociétés commerciales, même à capitaux publics, n’étaient pas concernées car elles poursuivent, par leur forme même, des besoins de caractère industriel ou commercial.
La Cour rejette cette analyse formaliste. Elle rappelle que son champ d’application personnel « coïncide nécessairement avec celui desdites directives » qu’elle vise à garantir, à savoir les directives sur les marchés de services, de fournitures et de travaux. Or, pour définir un « organisme de droit public », ces textes posent trois conditions cumulatives : la satisfaction de besoins d’intérêt général autres qu’industriels ou commerciaux, la personnalité juridique, et une dépendance étroite vis-à-vis d’une autorité publique. La Cour réaffirme avec force que « le statut de droit privé d’une entité ne constitue pas un critère susceptible d’exclure sa qualification de pouvoir adjudicateur ». L’essentiel réside dans la nature de la mission et l’intensité du contrôle public, non dans la forme juridique choisie. Exclure a priori toutes les sociétés de droit privé viderait de son effet utile la protection voulue par le législateur communautaire.
Cette solution consolide une jurisprudence constante qui prévient les contournements des règles de mise en concurrence par le biais de montages sociétaires. Elle assure que le droit de l’Union s’applique à toute structure agissant matériellement comme un prolongement de la puissance publique, garantissant ainsi la transparence et l’ouverture des marchés.
**B. L’affirmation de l’autonomie des mesures provisoires**
Le second apport majeur de la décision dans cette partie concerne le régime des mesures provisoires. La Cour constate que la législation nationale subordonne, en règle générale, la demande de telles mesures à l’introduction préalable d’un recours au fond. L’État membre justifiait cette exigence par la nature accessoire de toute mesure provisoire, destinée à garantir l’efficacité d’un jugement à venir, et soulignait la simplicité de la formalité requise, qui pouvait se résumer à un simple acte écrit.
La Cour écarte cet argument en se fondant sur la finalité de la directive et sur sa jurisprudence antérieure. Elle rappelle que, « étant donné la brièveté des procédures de passation des marchés publics », les instances de recours doivent être habilitées à prendre des mesures urgentes. Elle se réfère explicitement à son arrêt *Commission/Grèce* (C-236/95), où elle avait jugé que les États membres sont tenus de doter leurs instances de recours du pouvoir « de prendre, indépendamment de toute action préalable, toutes mesures provisoires ». L’exigence, même formelle, d’introduire une action principale constitue une entrave incompatible avec l’objectif de rapidité et d’efficacité. La protection juridictionnelle provisoire doit être accessible immédiatement pour suspendre une procédure et prévenir un dommage irréversible.
Cette position très stricte renforce considérablement la protection des candidats évincés. Elle érige le référé précontractuel en une voie d’action pleinement autonome, dont l’accès ne peut être retardé par aucune condition de recevabilité liée à l’engagement d’une procédure principale. L’effectivité du recours est ainsi privilégiée sur la logique procédurale traditionnelle.
**II. La délimitation pragmatique de l’étendue du contrôle juridictionnel**
Si la Cour se montre exigeante quant au champ des garanties, elle adopte une approche plus mesurée s’agissant des modalités concrètes du recours. Elle refuse d’imposer une contestation systématique de tous les actes préparatoires (A), préférant une appréciation globale de l’effectivité du système de recours national (B).
**A. Le rejet d’une faculté de recours contre tout acte de procédure**
La Commission reprochait à l’État membre de ne pas permettre un recours direct contre tous les actes de procédure, mais seulement contre ceux qui tranchent le fond de l’affaire, rendent impossible la poursuite de la procédure ou causent un préjudice irréparable. Selon elle, la directive exige que « toute mesure présumée illégale » puisse faire l’objet d’un recours efficace et rapide, ce qui inclurait le moindre acte préparatoire. L’État défendeur objectait qu’une telle ouverture paralyserait les procédures administratives et que cette distinction était une technique juridique saine et largement répandue.
Sur ce point, la Cour donne tort à la Commission. Elle examine le système national et constate qu’il offre bien une protection contre les actes de procédure ayant des effets significatifs. Elle juge que la Commission « n’a pas établi que cette réglementation ne garantit pas une protection juridictionnelle adéquate ». La Cour opère ainsi une distinction subtile. L’exigence de recours « efficaces » de la directive ne signifie pas nécessairement que chaque étape d’une procédure doit être immédiatement et isolément contestable. Un système qui concentre le contentieux sur les décisions déterminantes peut être conforme au droit de l’Union, à condition qu’il permette in fine une sanction effective des illégalités.
Cette approche pragmatique reconnaît aux États membres une marge d’appréciation dans l’organisation de leurs voies de droit. La Cour refuse une interprétation littérale qui conduirait à une judiciarisation excessive et potentiellement paralysante des procédures administratives, privilégiant une évaluation de l’économie générale du système de recours.
**B. L’appréciation de l’effectivité globale du système de recours**
Le raisonnement de la Cour sur le deuxième grief met en lumière la méthode qu’elle emploie pour évaluer la conformité des législations nationales. Il ne lui suffit pas de constater une divergence textuelle entre une loi nationale et la lettre d’une directive. Le manquement n’est caractérisé que si cette divergence prive la directive de son effet utile. En l’occurrence, le système espagnol, bien qu’opérant une distinction entre actes de procédure et actes définitifs non explicitement prévue par la directive, n’est pas jugé contraire à celle-ci car il préserve le droit à une protection effective dans les cas pertinents.
La charge de la preuve pèse donc sur la Commission, qui doit démontrer en quoi une organisation procédurale nationale spécifique compromet concrètement l’objectif de la directive. En l’absence d’une telle démonstration, la Cour fait preuve de retenue et respecte l’autonomie procédurale de l’État membre. Cette solution contraste avec la rigueur dont elle fait preuve sur les questions du champ d’application personnel et de l’accès aux mesures d’urgence, qui touchent directement aux conditions fondamentales d’ouverture à la concurrence.
En définitive, la Cour module son contrôle. Il est strict lorsque sont en jeu les principes structurants du droit des marchés publics, comme la définition des entités soumises aux règles ou l’existence d’un remède d’urgence. Il devient plus flexible s’agissant des aménagements techniques de la procédure, dès lors que ceux-ci ne compromettent pas l’objectif final d’assurer un recours effectif contre les violations du droit de la commande publique.