Par un arrêt rendu le 11 juillet 1996, la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en sa sixième chambre, a précisé les contours du principe d’égalité de rémunération entre travailleurs masculins et féminins, spécifiquement en matière de pensions de survie octroyées dans le cadre d’un régime professionnel. En l’espèce, le conjoint survivant d’une employée d’une entreprise publique d’électricité s’était vu refuser le bénéfice d’une pension de réversion. Le régime d’assurance de cette entreprise, bien qu’institué par une loi nationale, prévoyait en effet des conditions d’octroi différentes selon le sexe du survivant. Alors que les veuves en bénéficiaient sans condition, les veufs devaient démontrer être sans ressources, totalement incapables de travailler et avoir été à la charge de leur épouse défunte pendant les cinq années précédant le décès.
Le requérant avait initialement saisi une juridiction administrative de première instance le 12 juin 1989, suite au rejet implicite de sa demande. Cette juridiction avait toutefois jugé son recours irrecevable en ce qu’il visait la décision explicite de refus intervenue ultérieurement, au motif qu’une réclamation administrative préalable n’avait pas été formée. Constatant une défaillance dans l’information du justiciable, la même juridiction lui avait cependant accordé un nouveau délai pour régulariser sa situation. Après le rejet de cette nouvelle réclamation par l’organisme de pension, le requérant a de nouveau saisi la juridiction de première instance, qui a annulé la décision de refus, la jugeant contraire au droit national et communautaire. L’entreprise publique a alors interjeté appel de ce jugement devant une cour administrative d’appel, laquelle a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice.
Il était ainsi demandé à la Cour si un régime de pension, bien qu’établi par la loi pour une entreprise publique spécifique, relevait de la notion de « rémunération » au sens de l’article 119 du traité CE et si, par conséquent, ce dernier s’opposait à une législation nationale imposant aux veufs des conditions d’octroi d’une pension de survie plus restrictives que pour les veuves. La Cour était également interrogée sur l’applicabilité de la limitation dans le temps des effets de l’arrêt *Barber* du 17 mai 1990, lorsque l’action en justice initiale, bien qu’engagée avant cette date, avait été partiellement rejetée pour un motif de procédure. Enfin, il lui fallait déterminer la nature du redressement auquel le justiciable discriminé pouvait prétendre.
La Cour de justice répond que les prestations versées par un tel régime de pension constituent bien une rémunération au sens de l’article 119 du traité. Elle en déduit que cette disposition s’oppose à l’application de conditions discriminatoires fondées sur le sexe et qu’aucune autre disposition du droit communautaire ne saurait justifier leur maintien. La Cour précise en outre que l’exception à la limitation temporelle des effets de l’article 119 doit s’appliquer, l’action initiale ayant été engagée avant la date butoir, même si une régularisation procédurale a été nécessaire. Finalement, elle affirme que le respect du principe d’égalité exige que les veufs victimes d’une telle discrimination se voient octroyer les mêmes avantages que ceux prévus pour les veuves.
La solution de la Cour renforce l’application du principe d’égalité de traitement en l’étendant à des régimes de pension d’origine légale et en condamnant fermement les discriminations directes qui en découlent (I). Au-delà de cette affirmation de principe, l’arrêt se distingue par la clarification qu’il apporte quant aux conséquences pratiques de la sanction d’une telle discrimination, tant sur le plan temporel que matériel (II).
I. L’affirmation extensive du principe d’égalité de rémunération en matière de pensions de survie
La Cour de justice consolide sa jurisprudence relative à l’article 119 du traité en confirmant une conception large de la notion de rémunération, qui englobe les prestations d’un régime de pension même si celui-ci a une base légale (A). Cette qualification une fois établie, elle procède logiquement à la censure d’une discrimination directe fondée sur le sexe, dont les termes mêmes de la loi nationale ne laissaient aucun doute (B).
A. La qualification de rémunération étendue à un régime de pension d’origine légale
La Cour de justice devait déterminer si le régime de pension en cause relevait du champ d’application de l’article 119 du traité. L’entreprise arguait de son caractère légal, institué et réglementé exclusivement par la loi, pour l’exclure de la notion de rémunération. Cependant, la Cour réaffirme que « seul le critère tiré de la constatation que la pension est versée au travailleur en raison de la relation de travail qui l’unit à son ancien employeur, c’est-à-dire le critère de l’emploi, tiré des termes mêmes de l’article 119, peut revêtir un caractère déterminant ». Elle écarte ainsi les considérations de politique sociale ou budgétaire qui auraient pu motiver le législateur national.
Pour ce faire, la Cour s’appuie sur un faisceau d’indices factuels qui ancrent le régime dans la relation d’emploi. Elle relève que le régime ne concerne qu’une « catégorie particulière de travailleurs », à savoir le personnel de l’entreprise d’électricité, et que les prestations sont « directement fonction du temps de service accompli » et calculées « sur la base du dernier traitement ». Ces éléments suffisent à démontrer que la pension trouve son origine dans le contrat de travail, constituant un avantage payé par l’employeur en raison de l’emploi. Dès lors, une pension de survie issue d’un tel régime est qualifiée de rémunération, peu important sa source légale, ce qui confirme une jurisprudence constante visant à garantir l’effet utile du principe d’égalité.
B. La condamnation d’une discrimination directe fondée sur le sexe
Une fois le régime de pension qualifié de rémunération, la Cour examine la compatibilité de la disposition litigieuse avec l’article 119 du traité. La loi nationale subordonnait le droit à pension du veuf à la triple condition d’être « sans ressources et totalement incapable de travailler », et d’avoir été « à la charge de la défunte ». En revanche, la veuve bénéficiait de la pension sans avoir à remplir de telles conditions. Cette différence de traitement constitue une discrimination directement fondée sur le sexe.
La Cour constate sans difficulté que la disposition est « directement discriminatoire au détriment des hommes ». L’inégalité est manifeste, les veufs étant soumis à des exigences particulières qui ne sont pas imposées aux veuves. La Cour rappelle que l’article 119 du traité interdit toute discrimination, « quel que soit le mécanisme qui détermine cette inégalité ». Face à une discrimination aussi flagrante, elle juge qu’« aucune règle de droit communautaire ne saurait justifier le maintien en vigueur d’une telle disposition ». Cette condamnation sans équivoque réaffirme l’absence de marge de manœuvre des États membres pour maintenir des dispositions nationales qui contreviennent directement à un principe fondamental du droit communautaire.
L’arrêt ne se limite pas à ce constat. Il en tire des conséquences précises quant à la réparation due au justiciable, tant sur le plan de l’application de la loi dans le temps que sur la nature même des droits à rétablir.
II. La portée temporelle et matérielle de la sanction de la discrimination
Au-delà de la simple constatation de la violation, la Cour de justice se prononce sur deux aspects cruciaux pour l’effectivité des droits du requérant. Elle adopte une interprétation pragmatique des conditions dérogatoires à la limitation des effets de sa jurisprudence dans le temps (A), avant de consacrer sans ambiguïté l’obligation de mettre fin à la discrimination par un nivellement des droits par le haut (B).
A. L’interprétation souple des conditions d’exception à la limitation temporelle des effets de l’article 119
Une question centrale était de savoir si le requérant pouvait bénéficier de l’effet direct de l’article 119, son action initiale ayant été engagée avant l’arrêt *Barber* du 17 mai 1990, mais ayant subi des péripéties procédurales. Le protocole n° 2 annexé au traité sur l’Union européenne limite en effet le bénéfice des droits à pension pour les périodes d’emploi antérieures à cette date, sauf pour les personnes ayant « engagé une action en justice ou introduit une réclamation équivalente » avant ladite date. L’entreprise soutenait que le premier recours, jugé partiellement irrecevable, ne remplissait pas cette condition.
La Cour écarte cette argumentation formaliste. Elle considère que la procédure a débuté le 12 juin 1989, soit avant la date butoir. Le fait que la juridiction nationale ait elle-même offert un délai pour régulariser la procédure en formant une réclamation administrative préalable ne rompt pas la continuité de l’instance. Ainsi, la Cour juge que l’article 119 « peut être invoqué […] même si cette action a été déclarée irrecevable au motif que l’intéressé n’avait pas introduit de réclamation préalable, lorsqu’un nouveau délai lui a été accordé par la juridiction nationale pour introduire une telle réclamation ». Cette approche finaliste garantit la sécurité juridique tout en préservant l’accès au juge et l’effet utile des droits conférés par le droit communautaire.
B. La consécration du nivellement par le haut comme unique remède à la discrimination
Enfin, la Cour répond à la question de savoir comment remédier à la discrimination constatée. L’enjeu est de déterminer si le juge national doit écarter la disposition discriminatoire, ou s’il doit étendre au groupe désavantagé le traitement réservé au groupe privilégié. La Cour de justice opte résolument pour la seconde solution, assurant une réparation concrète et immédiate.
Elle rappelle sa jurisprudence antérieure selon laquelle, « aussi longtemps que des mesures rétablissant l’égalité de traitement n’ont pas été adoptées par le régime, le respect de l’article 119 ne saurait être assuré que par l’octroi aux personnes de la catégorie défavorisée des mêmes avantages que ceux dont bénéficient les personnes de la catégorie privilégiée ». Par conséquent, le veuf doit se voir accorder une pension de survie « aux mêmes conditions que celles qui sont prévues pour les veuves ». Cette obligation de nivellement par le haut est la seule voie possible pour mettre fin à l’illégalité et garantir la pleine effectivité du principe d’égalité de rémunération, empêchant ainsi l’État membre de se défausser en supprimant l’avantage pour tous.