Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 2 juin 1994. – Procédures pénales contre Tankstation ‘t Heukske vof et J. B. E. Boermans. – Demandes de décision préjudicielle: Gerechtshof ‘s-Hertogenbosch – Pays-Bas. – Libre circulation des marchandises – Heures d’ouverture des stations-service. – Affaires jointes C-401/92 et C-402/92.

Par un arrêt en date du 16 mars 1994, la Cour de justice des Communautés européennes a clarifié la portée de l’article 30 du traité CEE relatif à la libre circulation des marchandises. Saisie sur renvoi préjudiciel par une juridiction néerlandaise, la Cour était amenée à se prononcer sur la compatibilité d’une réglementation nationale limitant les heures d’ouverture des commerces avec les règles du marché intérieur.

En l’espèce, les exploitants de plusieurs stations-service faisaient l’objet de poursuites pénales aux Pays-Bas pour avoir enfreint la législation nationale sur la fermeture des magasins. Il leur était reproché d’avoir vendu certains produits en dehors des heures légales d’ouverture ou sans respecter les conditions spécifiques imposées, telles que la vente de tabac exclusivement par distributeur automatique pour certaines catégories d’établissements. Les prévenus ont été condamnés en première instance par les juridictions nationales compétentes.

Devant la juridiction d’appel, les exploitants ont soutenu que la réglementation nationale était contraire au droit communautaire, et notamment à l’article 30 du traité qui interdit les mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives à l’importation. Face à cette argumentation, la juridiction néerlandaise a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur l’interprétation des dispositions pertinentes du traité. La question de droit posée était de savoir si une réglementation nationale qui restreint les heures et modalités de vente de produits, sans opérer de distinction selon leur origine, constitue une entrave au commerce intracommunautaire proscrite par l’article 30.

La Cour de justice répond par la négative, en affirmant que l’article 30 du traité « ne s’applique pas à une réglementation nationale relative à la fermeture des magasins qui est opposable à tous les opérateurs économiques exerçant des activités sur le territoire national et qui affecte de la même manière, en droit et en fait, la commercialisation des produits nationaux et celle des produits en provenance d’autres États membres ». Par cette solution, la Cour confirme une distinction fondamentale entre les réglementations relatives aux produits eux-mêmes et celles qui ne concernent que leurs modalités de vente (I), consolidant ainsi une jurisprudence qui redéfinit l’équilibre des compétences entre l’Union et ses États membres en matière de régulation économique (II).

I. L’exclusion des modalités de vente non discriminatoires du champ de l’article 30

La Cour de justice fonde sa décision sur une interprétation renouvelée de la notion de mesure d’effet équivalent. Elle rappelle tout d’abord le critère de la non-discrimination comme condition d’application de sa nouvelle approche (A), avant de l’appliquer spécifiquement à la réglementation sur les heures d’ouverture des commerces, qu’elle qualifie de simple modalité de vente (B).

A. Le rappel du critère de la non-discrimination

Dans son raisonnement, la Cour s’appuie explicitement sur sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt *Keck et Mithouard* du 24 novembre 1993. Elle réitère la distinction entre les réglementations relatives aux conditions auxquelles doivent répondre les marchandises et les réglementations relatives aux modalités de vente. L’élément déterminant pour soustraire une mesure nationale au champ d’application de l’article 30 est son caractère non discriminatoire.

La Cour énonce ainsi que « n’est pas apte à entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce entre les États membres […] l’application à des produits en provenance d’autres États membres de dispositions nationales qui limitent ou interdisent certaines modalités de vente, pourvu qu’elles s’appliquent à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national, et pourvu qu’elles affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et de ceux en provenance d’autres États membres ». Ce faisant, elle conditionne l’exclusion d’une mesure à deux exigences cumulatives : l’universalité de son application aux opérateurs nationaux et son impact identique sur les produits nationaux et importés.

B. L’application du critère aux réglementations sur les heures d’ouverture

La Cour applique ensuite ce cadre d’analyse à l’espèce qui lui est soumise. Elle constate que la réglementation néerlandaise sur la fermeture des magasins concerne bien « les circonstances de temps et de lieu dans lesquelles les marchandises en cause peuvent être vendues aux consommateurs ». Une telle réglementation ne modifie pas la composition, la forme ou le conditionnement des produits ; elle ne fait qu’encadrer leur mise à disposition finale.

Par ailleurs, la Cour relève que la loi néerlandaise s’applique sans distinction d’origine des produits à l’ensemble des opérateurs économiques. Elle n’a donc pas pour effet de gêner davantage l’accès au marché des produits importés que celui des produits nationaux. Dès lors que les deux conditions posées par la jurisprudence sont remplies, la Cour conclut logiquement que de telles réglementations « échappent donc au domaine d’application de l’article 30 du traité ». Cette solution, en apparence simple, confirme en réalité une réorientation jurisprudentielle majeure.

II. La consolidation d’une jurisprudence restrictive et sa portée sur les compétences étatiques

Cet arrêt ne constitue pas une simple décision d’espèce mais s’inscrit dans un mouvement de fond visant à préciser les limites de la libre circulation des marchandises. Il confirme un revirement jurisprudentiel important (A) et a pour conséquence de préserver une sphère de compétence réglementaire au profit des États membres (B).

A. La confirmation d’un revirement jurisprudentiel majeur

En validant une réglementation sur les heures d’ouverture, la Cour confirme la portée de l’arrêt *Keck et Mithouard*, qui avait marqué une rupture avec une conception très large de la notion de mesure d’effet équivalent issue de l’arrêt *Dassonville* de 1974. Avant ce revirement, presque toute réglementation commerciale susceptible d’affecter le volume des ventes, même indirectement, pouvait être considérée comme une entrave potentielle et devait être justifiée par des exigences impératives d’intérêt général.

L’arrêt commenté solidifie cette nouvelle approche en l’appliquant à un domaine, celui des horaires commerciaux, qui avait par le passé donné lieu à des solutions jurisprudentielles moins tranchées. La valeur de cette décision réside dans la sécurité juridique qu’elle apporte. Elle établit clairement qu’une catégorie entière de réglementations commerciales, si elles sont non discriminatoires, ne relève plus du contrôle de proportionnalité au regard du droit de l’Union. La critique ne porte plus sur la justification de la mesure, mais sur sa nature même.

B. La redéfinition de la frontière entre compétences communautaire et nationale

La portée de cette décision est considérable, car elle redessine la répartition des pouvoirs de régulation entre l’Union et les États membres. En soustrayant les modalités de vente non discriminatoires à l’article 30, la Cour reconnaît aux États une autonomie réglementaire pour des choix de société qui ne sont pas purement économiques, comme l’organisation du temps de travail ou l’aménagement du territoire.

Un État peut ainsi limiter les heures d’ouverture des magasins pour des raisons sociales ou culturelles sans avoir à prouver que sa politique est nécessaire et proportionnée à un objectif d’intérêt général reconnu par le droit de l’Union. Cette solution est également étendue aux règles de concurrence, la Cour précisant que les articles 85 et 86 du traité ne sont pas applicables à une réglementation qui conserve un « caractère étatique » et ne délègue pas à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d’intervention. L’arrêt réaffirme donc la souveraineté des États membres dans l’organisation de leur tissu commercial, pourvu que le principe fondamental de non-discrimination soit respecté.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture