L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 2 juin 1994, dans les affaires jointes C-69/93 et C-258/93, offre une illustration précise de la portée de l’article 30 du traité CEE, relatif à l’interdiction des mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives à l’importation. En l’espèce, deux exploitants de surfaces commerciales en Italie se sont vu infliger des sanctions administratives pour avoir enfreint une loi nationale de 1971 imposant la fermeture des commerces de détail le dimanche. Ces opérateurs économiques ont contesté les sanctions devant la juridiction italienne, arguant que la législation en cause, en réduisant le volume total des ventes, affectait nécessairement les importations de produits en provenance d’autres États membres de la Communauté, constituant ainsi une mesure d’effet équivalent prohibée par le droit communautaire. Saisie de cette question à titre préjudiciel par la Pretura circondariale di Roma, la Cour de justice était amenée à déterminer si une réglementation nationale relative aux horaires d’ouverture des commerces, qui s’applique indistinctement à tous les opérateurs sur le territoire national, relève du champ d’application de l’article 30 du traité. À cette interrogation, la Cour répond par la négative, considérant que de telles dispositions échappent à la prohibition édictée par l’article 30 dès lors qu’elles ne visent pas à régir les échanges de marchandises entre États membres et que leurs effets restrictifs sur le volume des ventes ne discriminent pas les produits selon leur origine.
Cette solution s’inscrit dans le sillage direct d’une clarification jurisprudentielle majeure et confirme l’exclusion des modalités de vente non discriminatoires du champ d’application de l’article 30 (I), consacrant ainsi une nouvelle répartition des compétences réglementaires entre l’Union et ses États membres en matière commerciale (II).
I. L’exclusion des modalités de vente non discriminatoires du champ d’application de l’article 30
La Cour, pour écarter l’application de l’article 30, s’appuie sur un raisonnement en deux temps, en vérifiant que la réglementation en cause constitue une modalité de vente (A) et qu’elle ne génère aucune discrimination, ni en droit ni en fait, entre les produits nationaux et les produits importés (B).
A. La qualification de la réglementation en tant que modalité de vente
La Cour mobilise la distinction, établie quelques mois plus tôt dans l’arrêt *Keck et Mithouard*, entre les réglementations relatives aux conditions auxquelles doivent répondre les produits et celles qui concernent les modalités de vente. Le présent arrêt précise que les dispositions nationales qui régissent les « circonstances dans lesquelles les marchandises peuvent être vendues aux consommateurs », comme les horaires d’ouverture des magasins, relèvent de la seconde catégorie. En effet, une telle législation ne concerne pas les caractéristiques intrinsèques du produit, telles que sa dénomination, sa forme, ses dimensions, son poids, sa composition ou son étiquetage. Elle encadre uniquement l’activité de commercialisation elle-même, définissant quand et où la vente peut avoir lieu. Cette qualification est déterminante, car elle permet de soumettre la mesure à un régime d’analyse distinct de celui applicable aux règles de produit, traditionnellement examinées au regard de leur effet potentiellement restrictif sur les échanges.
B. L’absence d’effet discriminatoire sur la commercialisation des produits
Une fois la mesure qualifiée de modalité de vente, la Cour examine si elle remplit les deux conditions cumulatives posées par la jurisprudence *Keck et Mithouard* pour échapper à l’article 30. D’une part, la réglementation doit s’appliquer « à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national ». La loi italienne sur la fermeture dominicale répond manifestement à cette exigence, puisqu’elle ne distingue pas selon la nature des commerces ou l’origine des produits qu’ils distribuent. D’autre part, la mesure doit affecter « de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et de ceux en provenance d’autres États membres ». La Cour considère cette condition remplie, estimant qu’une règle sur les horaires d’ouverture n’est pas « de nature à empêcher leur accès au marché ou à le gêner davantage qu’elle ne gêne celui des produits nationaux ». L’argument des requérants, selon lequel la grande distribution, plus affectée par la fermeture, vendrait proportionnellement plus de produits importés, est implicitement rejeté. La Cour se refuse à analyser les effets indirects et hypothétiques d’une mesure générale sur le volume global des ventes, pour se concentrer sur l’égalité des conditions de commercialisation.
II. La consolidation d’une nouvelle approche de la libre circulation des marchandises
En appliquant avec rigueur la grille d’analyse de l’arrêt *Keck et Mithouard*, la Cour confirme un tournant jurisprudentiel majeur (A) et renforce la sécurité juridique pour les réglementations commerciales nationales qui ne poursuivent pas de but protectionniste (B).
A. Le reflux de la conception extensive de la mesure d’effet équivalent
Cette décision marque une rupture avec une interprétation très large de la notion de mesure d’effet équivalent, issue de l’arrêt *Dassonville* de 1974, selon laquelle « toute mesure susceptible d’entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire » était visée par l’article 30. Une telle approche avait conduit à soumettre au contrôle du droit communautaire un large éventail de réglementations commerciales nationales, même non discriminatoires, au motif qu’elles pouvaient réduire le volume des importations. En excluant désormais par principe les modalités de vente non discriminatoires, la Cour met fin à cette tendance et reconnaît que toute réglementation qui affecte le commerce n’est pas pour autant une entrave à la libre circulation des marchandises. Elle recentre l’article 30 sur sa finalité première : la suppression des obstacles protectionnistes et discriminatoires à l’accès au marché.
B. La consécration de la compétence réglementaire des États membres
La portée de cet arrêt est considérable, car il valide la compétence des États membres pour édicter des règles générales encadrant le commerce sur leur territoire, pourvu qu’elles ne soient pas discriminatoires. En soustrayant à l’empire de l’article 30 les réglementations relatives aux horaires d’ouverture, aux lieux de vente ou à certaines pratiques publicitaires, la Cour permet aux législateurs nationaux de poursuivre des objectifs de politique sociale, culturelle ou d’aménagement du territoire sans craindre une censure systématique au nom de la libre circulation. Cette jurisprudence établit une ligne de partage plus claire entre les compétences communautaires et nationales : à l’Union le soin de garantir que les produits conformes à la réglementation d’un État membre puissent circuler librement, aux États membres la faculté de réglementer les conditions d’exercice de l’activité commerciale sur leur sol, dans le respect du principe de non-discrimination. La solution assure ainsi un équilibre entre l’intégration du marché unique et le respect des choix de société nationaux.