L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes, dans une affaire enregistrée sous le numéro C-313/99, apporte des clarifications essentielles sur l’articulation entre les réglementations agricoles communautaires et les marges de manœuvre laissées aux États membres. En l’espèce, plusieurs producteurs laitiers avaient engagé une procédure devant la High Court irlandaise afin de contester une mesure nationale. Cette mesure prévoyait qu’en cas de vente ou de location d’une exploitation, 20 % de la quantité de référence laitière attachée à celle-ci n’était pas transférée au repreneur mais versée à une réserve nationale. Les producteurs arguaient que cette pratique, dite de « clawback », diminuait substantiellement la valeur de leurs actifs. Face à cette contestation, la juridiction nationale a sursis à statuer et a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer si le droit communautaire, et en particulier le règlement n° 3950/92, autorisait un État membre à instaurer un tel mécanisme de récupération. La question se posait également de savoir si la procédure d’adoption d’une telle mesure, notamment par une simple communication administrative publiée dans la presse, était compatible avec les principes généraux du droit communautaire, en particulier le principe de sécurité juridique. La Cour de justice répond par l’affirmative à la possibilité pour les États d’instaurer une telle mesure, tout en l’assortissant de conditions strictes tenant au respect des objectifs de la politique agricole commune et des principes généraux du droit communautaire. Il en résulte que si la Cour consacre la faculté pour les États membres de dissocier partiellement le quota de l’exploitation (I), elle encadre rigoureusement l’exercice de cette prérogative par les exigences du droit communautaire (II).
I. La consécration de la faculté étatique de dissocier partiellement le quota et l’exploitation
La Cour de justice reconnaît la validité de principe d’une mesure de récupération des quotas laitiers, en se fondant à la fois sur une interprétation littérale et téléologique du règlement applicable (A) et en confirmant la cohérence d’un tel mécanisme avec les objectifs du régime laitier (B).
A. Une interprétation littérale et téléologique du règlement autorisant la récupération
Le principal argument des requérants reposait sur l’idée que la quantité de référence laitière est indissociablement attachée à l’exploitation. Le règlement n° 3950/92 dispose en effet que « la quantité de référence disponible sur une exploitation est transférée avec l’exploitation en cas de vente, location ou transmission par héritage ». Les producteurs en déduisaient qu’une séparation, même partielle, entre le quota et la terre était contraire au principe posé par le législateur communautaire. La Cour écarte cependant cette lecture en procédant à une analyse complète de la disposition.
Elle relève que le même article précise que le transfert s’effectue « selon des modalités à déterminer par les États membres ». Plus décisive encore est la phrase suivante de l’article 7, paragraphe 1, qui énonce que « la partie de la quantité de référence qui, le cas échéant, n’est pas transférée avec l’exploitation est ajoutée à la réserve nationale ». Pour la Cour, le libellé de cette disposition démontre que le législateur communautaire a lui-même « à tout le moins, envisagé la possibilité que, en cas de vente ou de location d’une exploitation laitière, une partie de la quantité de référence qui y est attachée ne soit pas transférée avec cette dernière ». L’existence de cette phrase priverait de sens toute interprétation interdisant de manière absolue aux États membres de prévoir des règles aboutissant à un transfert partiel. La faculté de déterminer les modalités de transfert inclut donc logiquement celle de prévoir une retenue au profit de la collectivité.
B. La compatibilité de la mesure de récupération avec les finalités du régime des quotas
Au-delà de l’analyse textuelle, la Cour examine si la mesure de récupération ne heurte pas la finalité du principe liant le quota à l’exploitation. Elle rappelle que ce principe vise principalement à éviter la spéculation sur les quantités de référence, en s’assurant qu’elles demeurent entre les mains de producteurs actifs. Le but est d’empêcher que les quotas « soient utilisés non pas pour produire ou commercialiser du lait, mais pour en retirer des avantages purement financiers ». Or, un mécanisme de récupération ne contrevient pas à cet objectif.
En effet, la part du quota qui est prélevée n’est pas librement cessible sur un marché parallèle ; elle est affectée à la réserve nationale. Cette réserve, comme le souligne la Cour en s’appuyant sur le treizième considérant du règlement, est un outil essentiel à la gestion du secteur laitier, permettant d’allouer des quantités de référence à de nouveaux entrants ou dans le cadre de restructurations. Le législateur a d’ailleurs laissé aux États une « marge d’appréciation assez large » pour alimenter cette réserve, en indiquant qu’ils peuvent « notamment » procéder à une réduction linéaire. L’emploi de l’adverbe « notamment » signifie que d’autres méthodes, y compris une mesure de récupération plus ciblée, sont permises. La mesure apparaît ainsi comme un instrument de politique agricole légitime et non comme une remise en cause de la structure du régime.
II. L’encadrement strict de la prérogative étatique par les principes communautaires
Bien que la faculté d’instaurer un prélèvement soit reconnue, la Cour de justice la soumet à un double contrôle rigoureux. Ce pouvoir doit être exercé dans le respect des principes substantiels du droit communautaire (A) et selon des modalités procédurales garantissant la sécurité juridique (B).
A. La soumission de la mesure aux principes substantiels du droit communautaire
La Cour rappelle avec force une jurisprudence constante : « lorsque la réglementation communautaire laisse aux États membres un choix entre plusieurs modalités d’application, les États membres sont tenus d’exercer leur pouvoir discrétionnaire dans le respect des principes généraux du droit communautaire ». Par conséquent, la mise en place d’une mesure de récupération n’est pas un pouvoir discrétionnaire. La Cour dresse une liste précise des limites à respecter.
Premièrement, la mesure ne doit pas compromettre les objectifs de la politique agricole commune. Deuxièmement, elle doit reposer sur des « critères objectifs », ce qui exclut toute décision arbitraire. Troisièmement, et c’est le point central, elle doit être conforme aux principes généraux du droit, parmi lesquels la Cour cite la protection de la confiance légitime, la proportionnalité, la non-discrimination et le respect des droits fondamentaux. Le droit de propriété est explicitement mentionné, ce qui implique que si une restriction est possible, elle ne doit pas constituer une atteinte disproportionnée à ce droit. Cette énumération transforme la faculté reconnue aux États en une compétence liée, dont la validité dépendra, dans chaque cas d’espèce, du respect de ces conditions cumulatives. C’est un avertissement clair que la fin, même légitime, ne justifie pas tous les moyens.
B. L’application du principe de sécurité juridique à la procédure d’adoption nationale
Les deuxième et troisième questions portaient spécifiquement sur la procédure suivie par l’État membre, à savoir l’habilitation donnée à un ministre d’agir par une simple communication publiée dans un journal national. Sur ce point, la réponse de la Cour est nuancée. Elle juge que le principe de sécurité juridique ne s’oppose pas en soi à ce qu’un État délègue à une autorité ministérielle le soin d’adopter de telles mesures. Le choix de l’instrument juridique relève du droit public interne de chaque État.
Toutefois, la Cour se montre plus exigeante quant à la publicité de l’acte. Le principe de sécurité juridique impose une publicité « adéquate ». La Cour définit cette notion de manière fonctionnelle : la publicité doit être « de nature à informer les personnes physiques ou morales concernées par lesdites mesures de leurs droits et obligations découlant de celles-ci ». Elle n’impose pas une publication au journal officiel, mais elle ne valide pas non plus automatiquement une publication dans la presse. Elle renvoie à la juridiction nationale le soin de vérifier si, compte tenu des faits de l’espèce, notamment la diffusion du journal et les habitudes du secteur concerné, ce mode de publication a effectivement permis aux opérateurs d’être informés de manière claire et certaine. La Cour établit ainsi un standard de contrôle européen sur les modalités de publicité nationales, laissant au juge national le soin de l’appliquer aux circonstances de l’affaire.