Par un arrêt du 8 mars 1988, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé le champ d’application du régime des nullités institué par la première directive du 9 mars 1968 en matière de droit des sociétés. En l’espèce, une société avait conclu une convention puis avait été assignée en responsabilité contractuelle par son cocontractant. Devant les juges du fond, elle a soutenu que l’action était irrecevable au motif que la société en question n’avait pas d’existence légale. Il est en effet apparu qu’aucun acte notarié de constitution n’avait été établi et qu’aucune inscription correspondante n’avait été effectuée au registre du commerce pour une société à responsabilité limitée sous cette dénomination, bien qu’une société en formation portant un nom similaire ait été enregistrée.
Les juridictions néerlandaises de première instance et d’appel ont écarté cet argument, considérant que la société devait être réputée exister tant que sa nullité n’avait pas été prononcée conformément au droit national. Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation néerlandaise a sursis à statuer afin de poser à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles. Il s’agissait essentiellement de déterminer si le régime des nullités prévu par la directive 68/151 était applicable à une entité agissant sous la dénomination d’une société à responsabilité limitée, alors même que cette dernière n’avait jamais été formellement constituée en raison du défaut d’accomplissement des formalités requises par le droit national, telles que l’établissement d’un acte authentique. La question se posait donc de savoir si un groupement dépourvu d’existence légale au regard du droit national pouvait néanmoins se voir appliquer le régime de nullité organisé par le droit européen des sociétés.
À cette question, la Cour de justice répond par la négative, affirmant que « le régime des nullités des sociétés au sens de la première directive 68/151 du conseil, du 9 mars 1968, n’est pas applicable dans l’hypothèse où des actes ont été accomplis au nom d’une société à responsabilité limitée mais dont l’existence ne ressort pas du registre public en raison de l’inaccomplissement des formalités de constitution exigées par le droit national ». La Cour subordonne ainsi l’application du régime de nullité à l’existence d’une publicité légale préalable, renvoyant la protection des tiers aux règles nationales relatives à la société en formation.
La solution de la Cour repose sur une interprétation stricte des objectifs de la directive, liant l’application du régime des nullités à l’accomplissement préalable des formalités de publicité (I). Cette approche a pour conséquence de définir clairement la frontière entre le droit européen harmonisé et les mécanismes de protection relevant du droit national, notamment en matière de responsabilité (II).
I. L’exclusion du régime des nullités en l’absence de publicité constitutive
La Cour de justice conditionne l’application de la section III de la directive, relative aux nullités, à la réalisation des mesures de publicité prévues à la section I. Cette interprétation est fondée sur la finalité même du texte européen (A), ce qui conduit à écarter toute protection fondée sur la simple apparence d’une société (B).
A. La finalité de la publicité comme condition d’application de la directive
Le raisonnement de la Cour s’articule entièrement autour de la fonction assignée aux règles de publicité. La directive de 1968 vise à coordonner les garanties exigées des sociétés de capitaux pour protéger les intérêts des tiers. À cette fin, elle impose la publication d’un ensemble d’informations essentielles, telles que l’acte constitutif ou l’identité des personnes ayant le pouvoir d’engager la société. La Cour en déduit que le système de protection des tiers institué par ce texte ne trouve à s’appliquer que si ces derniers ont pu se fonder sur des informations rendues publiques.
Comme le souligne l’arrêt, « les tiers peuvent légitimement se fonder sur les informations relatives à une société au sens de la première directive lorsque ces informations ont fait l’objet de mesures de publicite conformément aux dispositions de la section I ». Par conséquent, le régime des nullités, qui constitue une garantie fondamentale pour la sécurité juridique des transactions, ne peut être invoqué que lorsque l’existence même de la société a été portée à la connaissance des tiers par la voie d’une inscription au registre public. En l’absence de toute publicité, le fondement de la protection voulue par le législateur européen disparaît. La nullité sanctionne une constitution irrégulière, mais elle suppose qu’un processus de constitution ait été a minima engagé et rendu public.
B. Le rejet de la théorie de l’apparence en droit des sociétés européen
En adoptant cette position, la Cour de justice écarte implicitement mais certainement la théorie de l’apparence comme fondement de la protection des tiers en droit européen des sociétés. La circonstance qu’une entité ait agi et se soit présentée comme une société à responsabilité limitée est jugée inopérante. Le fait qu’elle ait contracté sous une dénomination sociale prêtant à confusion ne suffit pas à la faire entrer dans le champ d’application de la directive. La Cour refuse de sanctionner la confiance subjective du cocontractant qui aurait pu croire à l’existence de la société.
Cette solution privilégie la sécurité juridique objective, fondée sur les seules informations publiées, par rapport à une protection plus casuistique des tiers. La directive n’a pas pour objet de « porter credit aux apparences creees par le comportement d’organes ou de representants sociaux si ces apparences ne sont pas conformes aux donnees publiees au registre public ». La protection des tiers est donc canalisée : elle n’est due qu’à ceux qui ont pu légitimement se fier à une information officielle. En l’absence d’une telle information, le régime européen est inapplicable, et la situation juridique doit être réglée par d’autres moyens.
En écartant le régime européen des nullités, la Cour ne laisse cependant pas les tiers démunis de toute protection. Elle renvoie leur sort aux mécanismes prévus par le droit national, tout en veillant à ce que leur mise en œuvre reste conforme aux principes du droit européen.
II. La portée de la solution : la protection résiduelle des tiers par le droit national
La décision de la Cour a pour effet de tracer une ligne de partage claire entre le droit européen harmonisé et le droit interne. Si la nullité de la société n’est pas régie par la directive, la protection des tiers est assurée par le biais de la qualification de société en formation (A), ce qui met en lumière l’articulation entre la norme européenne et la responsabilité de droit commun (B).
A. Le renvoi à la qualification nationale de société en formation
La Cour, après avoir exclu l’application de la section III de la directive, prend soin de préciser la voie alternative pour la protection des tiers. Elle indique que si les actes litigieux peuvent être considérés, selon le droit national, comme ayant été accomplis au nom d’une société en formation, alors l’article 7 de la directive trouve à s’appliquer. Cette disposition impose aux États membres d’organiser un régime de responsabilité pour les actes accomplis avant l’acquisition de la personnalité morale.
L’arrêt précise ainsi qu’il incombe au droit national, en conformité avec cette disposition, d’organiser « la responsabilite solidaire et indefinie des personnes qui les ont accomplis ». La solution n’est donc pas un abandon des tiers, mais une réorientation de leur action. Au lieu d’agir contre une société fictive dont la nullité devrait être constatée, ils doivent se retourner contre les personnes physiques ou morales qui ont agi en son nom. La protection est simplement déplacée de la personne morale inexistante vers ses fondateurs ou représentants.
B. L’articulation entre le droit européen et la responsabilité de droit commun
Cette décision illustre de manière remarquable l’articulation entre les règles d’harmonisation et les régimes de droit commun des États membres. La directive de 1968 ne crée pas un régime de responsabilité ex nihilo ; elle encadre les garanties existantes et en impose de nouvelles. En l’espèce, elle ne régit pas le stade pré-constitutif d’une société inexistante au regard de la publicité légale. Elle se contente de fixer un objectif de protection, laissant aux droits nationaux le soin de l’organiser concrètement.
La portée de cet arrêt est donc de clarifier les limites du droit européen des sociétés. Celui-ci intervient pour réguler le fonctionnement et les sanctions attachées à des sociétés dont l’existence est publiquement attestée. En deçà de ce seuil, la situation relève du droit national de la responsabilité, sous la seule réserve que les principes posés par la directive, comme la responsabilité pour les actes des sociétés en formation, soient respectés. La Cour assure ainsi une protection efficace des tiers sans étendre le champ du droit européen au-delà de sa finalité première, qui est de réguler le marché intérieur sur la base d’informations fiables et publiques.