Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 22 octobre 1998. – Commission des Communautés européennes contre République française. – Manquement d’Etat – Article 30 du traité CE. – Affaire C-184/96.

Par un arrêt en manquement du 22 octobre 1998, la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en sa sixième chambre, se prononce sur la compatibilité d’une réglementation nationale en matière de dénominations de vente de denrées alimentaires avec les exigences de la libre circulation des marchandises. En l’espèce, un État membre avait adopté un décret réservant l’usage de certaines dénominations, telles que « foie gras entier » ou « bloc de foie gras », aux seules préparations respectant des critères de composition et de qualité définis nationalement. Cette réglementation ne comportait aucune clause de reconnaissance mutuelle pour les produits légalement fabriqués et commercialisés dans d’autres États membres selon les normes de ces derniers.

La Commission européenne, après avoir notifié un avis circonstancié puis un avis motivé restés sans effet, a saisi la Cour de justice au titre de l’article 169 du traité CE. Elle soutenait que cette réglementation constituait une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation, prohibée par l’article 30 du même traité. L’État membre défendeur contestait le caractère réel du manquement, arguant de la faible production de foie gras dans les autres États membres. Il invoquait également, à titre subsidiaire, la justification de sa réglementation par des exigences impératives liées à la protection des consommateurs et à la nécessité de réprimer les fraudes.

Il revenait donc à la Cour de déterminer si une réglementation nationale qui subordonne l’utilisation d’une dénomination de vente à des conditions de composition spécifiques, sans prévoir de clause de reconnaissance mutuelle, constitue une entrave injustifiée à la libre circulation des marchandises. La Cour de justice répond par l’affirmative. Elle juge qu’une telle mesure est susceptible d’entraver le commerce interétatique et ne peut être justifiée par les exigences impératives invoquées, car elle est disproportionnée au regard des objectifs de protection des consommateurs et de répression des fraudes.

La décision commentée réaffirme avec clarté la primauté des principes structurants du marché intérieur (I), tout en encadrant strictement les dérogations que les États membres peuvent y apporter (II).

I. La réaffirmation des principes cardinaux du marché intérieur

L’arrêt rappelle que l’existence d’une entrave à la libre circulation des marchandises est appréciée de manière large, en application d’une jurisprudence bien établie (A). Il en découle logiquement l’illicéité de toute réglementation nationale qui ferait obstacle au principe de reconnaissance mutuelle (B).

A. La qualification extensive de la mesure d’effet équivalent

L’État membre défendeur soutenait que le manquement reproché présentait un caractère purement hypothétique. Il soulignait le faible volume de production de la denrée concernée dans les autres États membres. La Cour écarte cet argument sans surprise, en se fondant sur une jurisprudence constante et fondamentale. Elle rappelle ainsi que l’article 30 du traité vise « toute réglementation commerciale des États membres susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire ».

Cette formule, issue de l’arrêt de principe du 11 juillet 1974, consacre une conception très large de la notion de mesure d’effet équivalent. L’entrave n’a pas besoin d’être actuelle ou effective ; un simple risque potentiel suffit à caractériser la violation. La Cour précise que l’applicabilité de l’article 30 « ne peut être écartée pour le motif qu’il n’existe jusqu’à présent aucun cas concret présentant un lien avec un autre État membre ». En conséquence, la réglementation litigieuse, en interdisant la commercialisation sous une dénomination spécifique d’un produit légalement fabriqué dans un autre État membre mais non conforme aux seules normes nationales, constitue bien une entrave, au moins potentielle, aux échanges.

B. La sanction du défaut de reconnaissance mutuelle

La conséquence directe de cette qualification est de soumettre la réglementation nationale au respect du principe de reconnaissance mutuelle. Ce principe, dégagé dans l’arrêt du 20 février 1979, impose que tout produit légalement fabriqué et commercialisé dans un État membre, conformément aux règles et usages loyaux de cet État, doit en principe être admis sur le marché de tout autre État membre. En l’espèce, le décret national ne contenait aucune clause permettant aux produits d’autres États membres, qui ne satisferaient pas aux exigences françaises mais qui seraient conformes aux normes de leur État d’origine, d’être commercialisés en France sous la même dénomination.

L’absence d’une telle clause vide le principe de reconnaissance mutuelle de sa substance. Elle crée une barrière non tarifaire en obligeant les producteurs des autres États membres soit à modifier leur recette pour se conformer à la législation de l’État d’importation, soit à renoncer à utiliser une dénomination de vente parfois essentielle pour l’accès au marché. La Cour constate donc que l’adoption d’un tel décret, sans clause de reconnaissance mutuelle, constitue en soi un manquement aux obligations découlant de l’article 30 du traité.

Après avoir solidement établi l’existence d’une restriction, la Cour examine, avec une égale rigueur, les justifications avancées par l’État membre.

II. L’encadrement strict des justifications dérogatoires

L’État membre invoquait des exigences impératives pour justifier sa réglementation. La Cour les analyse successivement et rejette leur bien-fondé en appliquant un contrôle de proportionnalité rigoureux, que ce soit au regard de la protection du consommateur (A) ou de la répression des fraudes (B).

A. La protection du consommateur assurée par des moyens moins restrictifs

L’État défendeur faisait valoir que la réservation des dénominations de vente était nécessaire pour garantir au consommateur une information claire sur la nature réelle des produits. La Cour reconnaît la légitimité de cet objectif. Elle admet qu’il est juste « de donner aux consommateurs, qui attribuent des qualités particulières aux produits fabriqués à partir de matières premières déterminées […], la possibilité d’opérer leur choix en fonction de ce critère ».

Toutefois, elle juge la mesure disproportionnée. Elle rappelle qu’un tel objectif peut être atteint par des moyens moins restrictifs pour la libre circulation des marchandises. En l’occurrence, la Cour préconise « l’apposition d’un étiquetage adéquat concernant la nature et les caractéristiques du produit vendu ». L’information du consommateur peut donc être efficacement assurée par l’étiquetage, sans qu’il soit nécessaire d’interdire purement et simplement l’utilisation d’une dénomination de vente à un produit importé. Cette solution privilégie l’information du consommateur plutôt que l’érection de barrières commerciales, s’inscrivant dans une approche libérale et intégrationniste du marché unique.

B. La répression des fraudes limitée aux différences substantielles

L’État membre invoquait également la nécessité de lutter contre les fraudes. La Cour admet que les États membres peuvent exiger d’un opérateur qu’il modifie la dénomination d’une denrée alimentaire « lorsqu’un produit présenté sous une certaine dénomination est tellement différent, du point de vue de sa composition ou de sa fabrication, des marchandises généralement connues sous cette même dénomination au sein de la Communauté qu’il ne saurait être considéré comme relevant de la même catégorie ».

Cependant, elle précise que cette faculté est strictement encadrée. Le simple fait qu’un produit importé ne soit pas « totalement conforme » aux prescriptions de la législation nationale ne suffit pas à justifier son interdiction. La différence entre le produit importé et le produit national doit être substantielle, au point de constituer une véritable tromperie pour le consommateur. Le risque qu’une préparation importée ne respecte pas exactement les pourcentages ou les procédés de fabrication fixés par la législation de l’État de destination n’est pas, en soi, suffisant pour justifier une interdiction totale. La réglementation française est donc jugée, là encore, disproportionnée à l’objectif de répression des fraudes, qui peut être atteint par des contrôles ciblés sur les produits présentant des différences significatives.

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Hassan KOHEN
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