Par un arrêt rendu dans le cadre d’une procédure préjudicielle, la Cour de justice des Communautés européennes est venue préciser l’étendue de la dérogation au principe d’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale. En l’espèce, un travailleur de sexe masculin s’est vu notifier par l’organisme national compétent le montant de sa pension de retraite, calculé sur la base d’une fraction de carrière de 13/45. Estimant ce calcul discriminatoire, il a contesté cette décision au motif que la méthode appliquée aux travailleurs de sexe féminin, fondée sur une fraction de 1/40 des rémunérations annuelles, lui aurait été plus favorable. Le litige a été porté devant le tribunal du travail de Bruxelles, lequel a saisi la juridiction européenne de plusieurs questions préjudicielles. La juridiction de renvoi cherchait essentiellement à savoir si la législation nationale, qui instaurait un âge de la retraite flexible permettant aux hommes comme aux femmes de liquider leurs droits dès soixante ans, mais maintenait une méthode de calcul de la pension différente selon le sexe, était compatible avec le droit communautaire. La question se posait avec d’autant plus d’acuité qu’une loi nationale interprétative, postérieure à l’introduction du recours, avait précisé que l’âge légal de la retraite demeurait fixé à soixante-cinq ans pour les hommes et à soixante ans pour les femmes. Il s’agissait donc pour la Cour de déterminer si une discrimination dans le mode de calcul des pensions pouvait être justifiée au regard de la dérogation prévue par la directive 79/7/CEE, qui autorise les États membres à maintenir des âges de retraite différents. À cette question, la Cour répond par l’affirmative, en jugeant que « lorsqu’une réglementation nationale a maintenu une différence dans l’âge de la retraite entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins, l’État membre concerné est en droit de calculer le montant de la pension différemment selon le sexe du travailleur ». Cette solution, qui s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence antérieure, confirme l’existence d’un lien objectif entre l’âge de la retraite et ses conséquences financières (I), tout en posant les limites d’une dérogation dont la finalité reste la réalisation progressive de l’égalité de traitement (II).
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I. La consécration du lien objectif entre l’âge de la retraite et le mode de calcul de la pension
La Cour de justice réaffirme avec clarté que la différence dans le calcul de la pension est une conséquence directe et admissible de la différence maintenue dans l’âge légal de la retraite (A), tout en rappelant qu’il appartient au juge national de constater l’existence d’une telle différence dans l’ordre juridique interne (B).
A. La justification de la discrimination dans le calcul par son caractère nécessaire et objectif
La solution retenue par la Cour repose sur un raisonnement déjà établi dans sa jurisprudence, selon lequel les dérogations au principe d’égalité de traitement doivent être interprétées de manière stricte. La faculté offerte aux États membres par l’article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive 79/7 d’exclure de son champ d’application « la fixation de l’âge de la retraite » ne saurait justifier toutes les discriminations qui en découlent. Seules celles qui sont « nécessairement et objectivement liées à la différence quant à l’âge de la retraite » peuvent être admises. En l’espèce, la Cour estime qu’une différence dans le mode de calcul de la pension, matérialisée par l’utilisation de dénominateurs distincts pour les hommes et pour les femmes, constitue précisément une telle discrimination objectivement justifiée.
En effet, la Cour relève que « la fixation de l’âge pour l’octroi de la pension de retraite détermine effectivement la durée de la période pendant laquelle les intéressés peuvent cotiser au système de pensions ». La fraction de carrière utilisée pour le calcul des droits, 1/45 pour les hommes et 1/40 pour les femmes, ne fait que traduire en termes actuariels la différence de durée de la vie active attendue de chaque sexe, laquelle est directement conditionnée par l’âge légal de départ à la retraite. Ainsi, le mode de calcul apparaît non comme une discrimination autonome mais comme le corollaire mathématique de la différence d’âge. En maintenant cette dernière, l’État membre est donc fondé à en conserver les conséquences directes sur le calcul des prestations, sans contrevenir à l’objectif de la directive.
B. La primauté de la volonté du législateur national dans la détermination de l’âge de la retraite
Si la Cour de justice fournit l’interprétation du droit communautaire, elle rappelle qu’il ne lui appartient pas de se substituer au juge national pour apprécier les faits du litige et le contenu du droit interne. La question de savoir si la législation d’un État membre a effectivement maintenu une différence d’âge de retraite entre les sexes est une « question de fait qu’il appartient à la juridiction nationale de trancher ». Cette répartition des compétences est fondamentale dans le mécanisme du renvoi préjudiciel et trouve ici une illustration particulièrement significative. La juridiction nationale devra ainsi examiner sa propre législation pour déterminer si, malgré l’instauration d’un âge de retraite flexible, la différence entre les âges légaux de référence persiste.
Dans ce contexte, la Cour prend acte, pour les besoins de son raisonnement, de l’adoption par le législateur national d’une loi interprétative postérieure à l’ordonnance de renvoi. Cette loi, en précisant que l’inaptitude au travail pour cause de vieillesse est « censée se produire à l’âge de 65 ans pour les bénéficiaires masculins et à 60 ans pour les bénéficiaires féminins », a manifesté sans équivoque la volonté de maintenir une différence d’âge de retraite. La Cour valide ainsi la possibilité pour un État membre de conserver une telle distinction, conformément à la dérogation prévue par la directive. La solution consacre par conséquent la souveraineté du législateur national dans l’organisation de son système de sécurité sociale, à condition que les discriminations qui en résultent soient la conséquence nécessaire de la différence d’âge.
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II. La portée d’une dérogation encadrée par l’objectif d’égalité de traitement
Cette décision, si elle légitime une discrimination découlant de la différence d’âge de la retraite, doit être appréciée à la lumière de la valeur pragmatique de la jurisprudence communautaire en matière sociale (A) et de la portée essentiellement temporaire de la dérogation qu’elle interprète (B).
A. La valeur d’une solution conciliant principe d’égalité et équilibre financier des régimes de retraite
La décision commentée s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle qui, au-delà de la seule technique juridique, témoigne d’une approche pragmatique des réalités économiques et sociales des États membres. La Cour a conscience que les systèmes nationaux de pension reposent sur un « équilibre financier complexe » qui serait menacé par une application immédiate et indifférenciée du principe d’égalité. La dérogation prévue à l’article 7 de la directive a précisément été conçue pour permettre aux États membres de « procéder progressivement à une modification des systèmes de pensions ». En autorisant le maintien de modes de calcul différents liés à des âges de retraite distincts, la Cour évite d’imposer aux États une harmonisation brutale qui pourrait prendre la forme d’un nivellement par le haut, coûteux pour les finances publiques.
Cette approche permet de concilier l’objectif à long terme de l’égalité de traitement avec les contraintes budgétaires à court et moyen termes. La décision offre aux États membres la souplesse nécessaire pour réformer leurs régimes de sécurité sociale sans en compromettre la viabilité. La valeur de cet arrêt réside donc dans sa capacité à ménager une transition vers l’égalité, en reconnaissant que celle-ci ne peut se faire au détriment de la pérennité des systèmes de protection sociale. La solution n’est pas un renoncement au principe d’égalité, mais un aménagement de son application dans le temps.
B. La portée d’un régime dérogatoire voué à une application temporaire
Il est essentiel de souligner que la portée de l’arrêt est intrinsèquement limitée par le caractère transitoire de la dérogation qu’il applique. La directive 79/7 vise la « mise en oeuvre progressive du principe de l’égalité de traitement ». La faculté de maintenir des âges de retraite différents n’est donc pas un droit acquis pour les États membres, mais une exception temporaire destinée à disparaître. La jurisprudence de la Cour, notamment l’arrêt *Van Cant* cité dans la décision, a d’ailleurs clairement établi que si un État membre supprime de sa propre initiative la différence d’âge de la retraite, il ne peut plus se prévaloir de la dérogation pour justifier le maintien d’une différence dans le mode de calcul de la pension.
Par conséquent, la décision commentée confirme a contrario que la clé de la disparition des discriminations résiduelles réside exclusivement dans la décision du législateur national de parachever l’égalité en matière d’âge de la retraite. L’arrêt a pour portée de circonscrire le débat juridique : tant que la différence d’âge légal subsiste formellement dans le droit national, les discriminations qui en sont la conséquence nécessaire et objective demeurent autorisées. La balle est donc entièrement dans le camp des États membres, que le droit communautaire incite fortement, par la logique même de son principe d’égalité, à converger vers des régimes de retraite unifiés.