Par un arrêt du 23 avril 1991, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions dans lesquelles un monopole public de placement de travailleurs peut être soumis aux règles de concurrence du traité. En l’espèce, une société de conseil en recrutement avait été mandatée par une entreprise pour la recherche d’un directeur des ventes. Après avoir présenté un candidat, la société de conseil s’est vue refuser le paiement de ses honoraires, l’entreprise cliente arguant de la nullité du contrat au regard du droit national.
La société de conseil a alors assigné son client en paiement. Déboutée en première instance par le Landgericht Muenchen I le 27 octobre 1987, elle a interjeté appel devant l’Oberlandesgericht Muenchen. Cette juridiction a constaté que le droit allemand conférait un monopole de placement à l’Office fédéral pour l’emploi, rendant en principe nul tout contrat conclu en violation de ce monopole en vertu de l’article 134 du code civil allemand. Cependant, doutant de la compatibilité de cette législation avec le droit communautaire, elle a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Il était demandé à la Cour, d’une part, si un office public de l’emploi détenteur d’un monopole légal constitue une entreprise soumise à l’article 86 du traité CEE et si l’extension de son monopole à des services qu’il ne peut manifestement pas satisfaire constitue un abus de position dominante. D’autre part, il s’agissait de déterminer si une société de conseil en recrutement pouvait invoquer la libre prestation de services dans le cadre d’un litige purement interne à un État membre.
À ces questions, la Cour a répondu que l’office public pour l’emploi constitue une entreprise soumise aux règles de la concurrence et qu’un État membre enfreint les articles 90, paragraphe 1, et 86 du traité lorsqu’il maintient une situation où cette entreprise est nécessairement amenée à abuser de sa position dominante. Une telle situation est caractérisée lorsque l’entité publique n’est pas en mesure de satisfaire la demande sur un segment de marché spécifique mais que l’exercice de cette activité par des opérateurs privés est rendu impossible. La Cour a toutefois jugé que les dispositions sur la libre prestation de services n’étaient pas applicables à un litige dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre.
Cet arrêt conduit à examiner l’extension du droit de la concurrence aux entités publiques (I), avant d’analyser le champ d’application matériel de la libre prestation des services (II).
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I. L’assujettissement du monopole public de l’emploi au droit de la concurrence
La Cour de justice étend la notion d’entreprise à un office public de l’emploi (A), ce qui lui permet de sanctionner l’abus de position dominante résultant d’un monopole légal qui ne satisfait pas la demande du marché (B).
A. La qualification d’entreprise d’un office public de l’emploi
La Cour affirme de manière claire que la nature d’une activité économique ne dépend ni du statut juridique de l’entité qui l’exerce, ni de son mode de financement. Elle énonce ainsi que « la notion d’entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement ». Le placement de travailleurs, y compris de cadres supérieurs, est défini comme une activité économique. La Cour observe que cette activité peut être exercée, et l’a été historiquement, par des entreprises privées, ce qui confirme sa nature économique fondamentale.
Cette approche fonctionnelle est déterminante. Peu importe que l’office soit un organisme de droit public, qu’il poursuive une mission d’intérêt général ou que ses services soient fournis à titre gratuit. Le financement par des contributions obligatoires des employeurs et des travailleurs n’altère pas cette qualification. En qualifiant l’office public d’entreprise, la Cour le soumet de plein droit aux articles 85 à 94 du traité, sous réserve des dérogations prévues à l’article 90, paragraphe 2. Cette solution confirme une jurisprudence antérieure tendant à une application large des règles de concurrence et à une interprétation stricte de leurs exceptions, notamment pour les entités publiques.
B. L’abus de position dominante résultant d’un monopole légal insatisfait
La Cour établit qu’un État membre contrevient aux dispositions combinées des articles 90, paragraphe 1, et 86 du traité s’il crée une situation dans laquelle une entreprise en position dominante est inévitablement conduite à en abuser. Une entreprise bénéficiant d’un monopole légal sur une partie substantielle du marché commun, tel que le territoire d’un État membre, est en position dominante. Le simple fait de créer une telle position n’est pas en soi contraire au traité.
Cependant, l’abus est caractérisé lorsque l’exercice même du droit exclusif conduit à une limitation de la prestation au préjudice des consommateurs, au sens de l’article 86, alinéa 2, sous b). La Cour identifie trois conditions pour qu’une telle situation illicite existe. Premièrement, l’entreprise titulaire du monopole n’est manifestement pas en mesure de satisfaire la demande du marché pour le service en question. Deuxièmement, le maintien en vigueur d’une disposition légale rend impossible l’exercice effectif de cette activité par des concurrents privés. Troisièmement, l’activité est susceptible d’affecter le commerce entre les États membres. Cet arrêt constitue un avertissement clair aux États membres : un monopole légal ne peut subsister que s’il est exercé de manière effective et complète.
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II. La limitation de l’application de la libre prestation des services
Après avoir donné raison aux requérants sur le terrain du droit de la concurrence, la Cour examine leur argumentation fondée sur la libre prestation de services. Elle la rejette en constatant l’existence d’une situation purement interne (A), réaffirmant ainsi la portée limitée des libertés de circulation (B).
A. Le constat d’une situation purement interne
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les dispositions du traité en matière de libre circulation ne sont pas applicables aux situations dont tous les éléments pertinents se situent à l’intérieur d’un seul État membre. Elle relève qu’en l’espèce, le litige oppose des conseils en recrutement allemands à une entreprise allemande, concernant le recrutement d’un ressortissant allemand pour un poste en Allemagne.
La Cour souligne qu’une telle configuration « ne présente aucun facteur de rattachement à l’une quelconque des situations envisagées par le droit communautaire ». Le simple fait que le contrat ait pu théoriquement inclure la recherche de candidats d’autres États membres ne suffit pas à créer le lien de rattachement nécessaire avec le droit communautaire. L’appréciation de la situation doit se fonder sur les faits concrets de l’espèce et non sur des possibilités hypothétiques. Cette analyse factuelle relève de la compétence de la juridiction nationale, mais la Cour en tire ici les conséquences juridiques pour répondre à la question préjudicielle.
B. La portée du refus d’application du droit communautaire
En refusant d’appliquer l’article 59 du traité, la Cour confirme une limite fondamentale à l’intégration européenne. Les libertés de circulation visent à abolir les discriminations et les entraves dans les échanges transfrontaliers, mais n’ont pas pour objet de régir les situations purement nationales. Cette solution empêche ce que l’on appelle la « discrimination à rebours », où un national pourrait se voir appliquer une réglementation nationale plus stricte que celle applicable à un prestataire d’un autre État membre.
L’arrêt illustre la tension entre la logique du marché intérieur et la souveraineté des États membres dans leurs affaires internes. Bien que les requérants aient obtenu gain de cause sur le fondement du droit de la concurrence, cette seconde partie de l’arrêt montre que toutes les dispositions du traité ne peuvent être invoquées indistinctement. La solution est rigoureuse sur le plan juridique et cohérente avec la jurisprudence antérieure. Elle rappelle que l’applicabilité du droit de l’Union est conditionnée par l’existence d’un élément d’extranéité, sans lequel la situation relève de la seule compétence de l’ordre juridique national.