Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 23 novembre 1995. – Gabriel Alonso-Pérez contre Bundesanstalt für Arbeit. – Demande de décision préjudicielle: Landessozialgericht Rheinland-Pfalz – Allemagne. – Sécurité sociale des travailleurs qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté – Allocations familiales – Limitation par un Etat membre de l’effet rétroactif d’une demande d’allocations familiales. – Affaire C-394/93.

L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 2 mars 1995 s’inscrit dans le cadre d’un contentieux relatif au droit à des prestations de sécurité sociale pour un travailleur migrant. En l’espèce, un ressortissant espagnol, employé en Allemagne depuis 1978, a sollicité en avril 1989 le versement d’allocations familiales pour ses enfants résidant en Espagne. L’organisme allemand compétent a accueilli sa demande, mais a limité son effet rétroactif à une période de six mois, conformément à la législation nationale. À la suite de l’adoption du règlement communautaire n° 3427/89, qui a unifié le régime des prestations familiales avec une application rétroactive au 15 janvier 1986, le travailleur a introduit une nouvelle demande le 27 mai 1991 pour obtenir le paiement des arriérés pour la période allant du 1er janvier 1986 au 30 septembre 1988. Cette demande fut rejetée par les autorités et les juridictions allemandes au motif que la loi nationale limitait à six mois l’effet rétroactif de toute demande de prestations familiales. Saisie en appel, la juridiction de renvoi a décidé de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si une disposition de droit interne imposant une forclusion pour les demandes de prestations sociales peut être opposée à un travailleur qui se prévaut d’un droit né d’un règlement communautaire à effet rétroactif. La Cour de justice a répondu que le droit communautaire ne s’opposait pas à l’application d’une telle disposition nationale, pour autant que celle-ci respecte certains principes. La solution consacre ainsi une articulation entre la substance du droit communautaire et les modalités procédurales nationales, où la reconnaissance d’un droit unifié (I) se trouve tempérée par l’autonomie procédurale des États membres (II).

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I. La consécration d’un droit substantiel aux prestations familiales

La Cour de justice commence par réaffirmer l’existence d’un droit uniforme aux prestations familiales pour les travailleurs migrants, né de sa propre jurisprudence et consolidé par le législateur communautaire (A). Toutefois, elle écarte les dispositions transitoires du règlement initial pour régir l’exercice de ce droit, le soumettant ainsi aux règles procédurales de droit commun (B).

A. L’unification du droit aux prestations pour les travailleurs migrants

L’arrêt s’appuie sur une évolution jurisprudentielle majeure qui a conduit à l’harmonisation du régime des allocations familiales au sein de la Communauté. Initialement, le règlement n° 1408/71 prévoyait un régime dérogatoire pour les travailleurs soumis à la législation française, qui fut invalidé par la Cour dans son arrêt du 15 janvier 1986. Cette invalidation a eu pour conséquence la généralisation du système de versement des prestations selon la législation de l’État d’emploi. La Cour rappelle que le règlement n° 3427/89 n’a fait que consacrer cette solution, en la rendant applicable à compter du 15 janvier 1986. Ce faisant, « le travailleur salarié ou non salarié soumis à la législation d’un État membre a droit, pour les membres de sa famille qui résident sur le territoire d’un autre État membre, aux prestations familiales prévues par la législation du premier État, comme s’ils résidaient sur le territoire de celui-ci ». Il en découle que les ressortissants espagnols, dont l’adhésion est intervenue le 1er janvier 1986, bénéficiaient de ce droit unifié à compter de cette date, avec une invocabilité rétroactive fixée au 15 janvier 1986 par la jurisprudence et le règlement subséquent. Le droit du requérant à percevoir des allocations familiales pour la période litigieuse est donc clairement établi sur le fond.

B. Le rejet de l’application des règles transitoires communautaires

Face à ce droit substantiel, la question se posait de savoir si des règles procédurales spécifiques issues du droit communautaire devaient s’appliquer. Le travailleur et le gouvernement espagnol soutenaient que le délai de réclamation devait être celui de deux ans prévu à l’article 94, paragraphe 6, du règlement n° 1408/71. Cet article dispose en effet que si une demande est présentée dans un délai de deux ans à compter de l’application du règlement sur le territoire d’un État membre, les droits sont acquis « sans que les dispositions de la législation de tout État membre relatives à la déchéance ou la prescription des droits puissent être opposables aux intéressés ». La Cour écarte fermement cette argumentation. Elle juge qu’une telle interprétation ne saurait être retenue car l’article 94 « fait partie des dispositions transitoires et finales du règlement n° 1408/71 » et ne peut s’appliquer aux règlements modificatifs ultérieurs, comme le règlement n° 3427/89, qui dispose de ses propres règles. En l’absence de disposition communautaire spécifique régissant les modalités temporelles de la demande, la Cour conclut que la situation ne relève pas d’un vide juridique, mais renvoie au droit interne des États membres.

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L’établissement de la compétence de l’ordre juridique national pour définir les modalités procédurales de la demande conduit la Cour à réaffirmer le principe d’autonomie procédurale et ses limites traditionnelles, confirmant ainsi la portée restreinte de l’harmonisation en matière de sécurité sociale.

II. La réaffirmation de l’autonomie procédurale des États membres

En l’absence de réglementation communautaire, la Cour rappelle que les États membres sont compétents pour fixer les règles de procédure, à condition de respecter les principes d’équivalence et d’effectivité (A). Cette solution, si elle garantit une cohérence juridique, confirme que l’harmonisation communautaire reste limitée à la substance des droits et ne s’étend pas à leurs modalités d’exercice (B).

A. Le contrôle du respect des principes d’équivalence et d’effectivité

La Cour se fonde sur une jurisprudence constante depuis les arrêts fondateurs en la matière. Elle énonce qu’il appartient « à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l’effet direct du droit communautaire ». Cette autonomie est cependant encadrée par deux conditions. D’une part, les modalités ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne, ce qui constitue le principe d’équivalence. D’autre part, elles ne doivent pas être aménagées de manière à rendre « pratiquement impossible l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique communautaire », ce qui correspond au principe d’effectivité. En l’espèce, la Cour constate que la disposition nationale limitant à six mois l’effet rétroactif des demandes s’applique également aux demandes fondées sur le seul droit interne. De plus, elle ne rend pas impossible l’exercice du droit mais « se borne à limiter l’effet rétroactif des demandes introduites ». La règle de forclusion allemande est donc jugée compatible avec le droit communautaire.

B. La portée limitée de l’harmonisation en matière de sécurité sociale

La décision illustre la frontière entre l’harmonisation des droits matériels et la compétence conservée par les États membres pour les aspects procéduraux. Alors que le règlement n° 3427/89 a créé un droit uniforme et substantiel pour tous les travailleurs migrants, son application pratique dépend des cadres juridiques nationaux. Le choix de la Cour de ne pas étendre par analogie les dispositions transitoires d’un règlement à un autre et de s’en remettre à l’autonomie procédurale des États confirme une approche pragmatique. Elle évite de créer des régimes procéduraux dérogatoires pour chaque nouvelle avancée du droit communautaire, ce qui pourrait complexifier et fragmenter les systèmes de sécurité sociale nationaux. La portée de cet arrêt est donc significative : il confirme que les droits conférés par l’Union européenne, même lorsqu’ils sont d’application rétroactive, doivent être exercés dans les délais et selon les formes prévus par les droits nationaux, pourvu que ceux-ci soient raisonnables et non discriminatoires. L’harmonisation communautaire en matière sociale unifie les droits, mais pas nécessairement les voies de droit permettant de les faire valoir.

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Hassan KOHEN
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