L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes s’inscrit dans le cadre d’un litige relatif à l’application de la directive 77/187/CEE du 14 février 1977. Un donneur d’ordre avait mis fin au contrat de nettoyage de ses locaux, initialement confié à un premier entrepreneur qui en sous-traitait l’exécution à une autre société. Par la suite, un nouveau contrat pour les mêmes prestations fut conclu avec un second entrepreneur. Cette opération ne s’accompagna d’aucun transfert d’actifs corporels ou incorporels. Le nouvel entrepreneur a cependant repris une partie du personnel du sous-traitant, en application d’une convention collective de travail. Quatre salariés protégés, non repris, ont estimé que leur contrat de travail avait été transféré de plein droit au nouvel employeur, ce que ce dernier contestait. Saisie du litige en appel, la Cour du travail de Bruxelles a décidé de poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice.
La juridiction de renvoi cherchait à savoir, d’une part, si la directive 77/187 s’applique dans une telle configuration, caractérisée par une relation tripartite et une absence de cession d’éléments d’actif. Il lui était demandé, d’autre part, de déterminer si, en cas de transfert, un travailleur peut s’opposer au changement d’employeur et rester au service du cédant.
À la première question, la Cour de justice répond que la directive est applicable « à condition que la reprise du personnel porte sur une partie essentielle, en termes de nombre et de compétences, des effectifs que le sous-traitant affectait à l’exécution du marché sous-traité ». À la seconde, elle juge que la directive « ne fait pas obstacle à ce que le contrat ou la relation de travail d’un travailleur […] se poursuive avec le cédant, lorsque ledit travailleur s’oppose au transfert au cessionnaire de son contrat ou de sa relation de travail ».
La solution retenue par la Cour de justice étend la notion de transfert d’entreprise à des situations contractuelles complexes (I), tout en précisant la portée des droits individuels des salariés concernés (II).
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I. L’extension de la notion de transfert d’entreprise aux relations contractuelles complexes
La Cour de justice adopte une interprétation large de la directive, d’abord en confirmant la primauté de la notion d’entité économique sur le transfert d’actifs (A), puis en assouplissant l’exigence d’un lien conventionnel direct entre les entreprises successives (B).
A. La consécration de l’entité économique en l’absence de transfert d’actifs
La Cour rappelle que le critère décisif pour constater un transfert réside dans le maintien de l’identité de l’entité économique. Elle précise que, dans les secteurs où l’activité repose essentiellement sur la main-d’œuvre, comme le nettoyage, cette entité peut exister sans actifs significatifs. Ainsi, « une collectivité de travailleurs que réunit durablement une activité commune peut correspondre à une entité économique ». Le transfert se réalise dès lors que le nouvel entrepreneur ne se contente pas de poursuivre l’activité, mais « reprend également une partie essentielle, en termes de nombre et de compétences, des effectifs que son prédécesseur affectait spécialement à cette tâche ».
Cette approche fonctionnelle permet de dépasser l’analyse purement patrimoniale. L’absence de cession d’éléments d’actif, corporels ou incorporels, devient secondaire lorsque l’activité économique principale est assurée par un groupe de salariés structuré. La continuité de l’exploitation est assurée par la continuité du facteur humain. En l’espèce, la reprise d’une part substantielle du personnel affecté au chantier suffisait à faire présumer le transfert de l’entité, peu important que cette reprise ait été dictée par une convention collective sectorielle. La Cour neutralise ainsi les stratégies d’externalisation visant à contourner l’application de la directive.
B. L’interprétation extensive du caractère conventionnel du transfert
La seconde difficulté tenait à l’absence de relation contractuelle entre le sous-traitant cédant et le nouvel entrepreneur cessionnaire. La Cour écarte cet argument en se fondant sur sa jurisprudence antérieure. Elle réaffirme que la notion de cession conventionnelle ne suppose pas un lien contractuel direct entre le cédant et le cessionnaire. Le transfert peut en effet s’opérer par l’intermédiaire d’un tiers, le donneur d’ordre, qui résilie un contrat avec une entreprise pour en conclure un nouveau avec une autre.
La Cour va plus loin en appliquant ce raisonnement à une relation de sous-traitance. Elle estime que le transfert « s’inscrive dans le cadre de relations contractuelles même indirectes ». La succession de contrats, orchestrée par le donneur d’ordre, suffit à établir le cadre conventionnel du transfert. La Cour relève d’ailleurs l’existence de « liens factuels, comme la surveillance et le contrôle quotidien du travail effectué », qui unissent le donneur d’ordre au sous-traitant, renforçant la réalité de la relation économique. Cette solution pragmatique assure l’effectivité de la directive en s’attachant à la réalité économique de l’opération plutôt qu’au formalisme des montages juridiques.
II. La précision du régime applicable aux droits individuels des salariés
Après avoir qualifié l’opération de transfert d’entreprise, la Cour se prononce sur le sort des contrats de travail. Elle confirme le droit pour un salarié de s’opposer au transfert (A), tout en délimitant les compétences respectives du droit de l’Union et des droits nationaux (B).
A. La reconnaissance d’un droit d’opposition au bénéfice du salarié
La directive 77/187 prévoit le transfert automatique des contrats de travail afin de garantir le maintien des droits des travailleurs. Ce principe est d’ordre public et ne peut être écarté par la volonté de l’employeur ou du salarié. Toutefois, la Cour avait déjà admis dans des arrêts antérieurs que cette protection ne pouvait être imposée au salarié contre son gré. Le présent arrêt confirme cette jurisprudence de manière explicite.
La Cour juge que, bien que le transfert s’impose à l’employeur et au salarié, ce dernier conserve la faculté de refuser que son contrat de travail soit transféré au cessionnaire. Elle affirme que le salarié peut « s’oppose[r] au transfert au cessionnaire de son contrat ou de sa relation de travail ». Ce droit d’opposition constitue une liberté fondamentale du travailleur, qui ne peut être contraint de travailler pour un employeur qu’il n’a pas choisi. Le transfert automatique est une protection offerte au salarié, non une obligation qui lui est faite.
B. La répartition des compétences entre droit de l’Union et droits nationaux
La reconnaissance du droit d’opposition soulève la question des conséquences de son exercice. La Cour précise que si le droit de refuser le transfert découle de la directive, les suites de ce refus sont régies par le droit national. C’est à la législation de chaque État membre de déterminer le sort du contrat de travail du salarié opposant.
La Cour expose les différentes options possibles : « soit le contrat qui lie le salarié à l’entreprise cédante peut être résilié à l’initiative de l’employeur ou à celle du salarié, soit le contrat peut être maintenu avec cette entreprise ». Cette solution respecte le partage des compétences et l’autonomie des systèmes juridiques nationaux en matière de droit du travail. Le droit de l’Union fixe le principe de la protection et la faculté d’y renoncer, mais laisse aux États membres le soin d’en organiser les modalités pratiques, assurant ainsi un équilibre entre l’harmonisation des objectifs sociaux et la diversité des traditions juridiques nationales.