Par un arrêt du 24 mars 1994, la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en sa sixième chambre, a statué sur la validité d’un règlement communautaire limitant l’usage des filets maillants dérivants. En l’espèce, une société d’armement à la pêche avait annulé une commande de filets auprès de son fournisseur, justifiant cette annulation par l’entrée en vigueur d’une réglementation qui rendait ces équipements non conformes pour son activité de pêche au thon. Le fournisseur a alors engagé une action en paiement de la marchandise. La juridiction commerciale française saisie du litige a considéré que l’adoption du règlement pouvait constituer un cas de force majeure de nature à exonérer la société d’armement de ses obligations, à la condition que cet acte ne soit pas entaché d’illégalité. Estimant que la solution du litige dépendait de l’appréciation de la validité de la norme communautaire, cette juridiction a donc sursis à statuer et posé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice sur le fondement de l’article 177 du traité CEE. Il était ainsi demandé à la Cour d’examiner si la Communauté était compétente pour réglementer la conservation des ressources de pêche en haute mer, si la base juridique de l’acte était appropriée, si l’interdiction édictée respectait le pouvoir d’appréciation du législateur et si elle était conforme aux principes directeurs de la politique commune de la pêche. La Cour a conclu à la pleine validité du règlement attaqué, affirmant dans son dispositif que l’examen des questions préjudicielles n’avait « révélé aucun élément de nature à affecter la validité » de la disposition contestée.
L’analyse de cette décision révèle l’étendue des pouvoirs reconnus aux institutions communautaires dans la gestion des ressources maritimes (I), tout en confirmant la marge d’appréciation dont elles disposent pour concilier les différents impératifs de la politique commune (II).
I. La consécration d’une compétence communautaire étendue en matière de politique de la pêche
La Cour de justice valide le règlement en affirmant d’abord la compétence de la Communauté pour légiférer en haute mer (A), puis en confirmant que la politique de la pêche constituait la base juridique adéquate pour l’adoption de telles mesures, même si elles poursuivaient des objectifs environnementaux (B).
A. L’affirmation d’une compétence réglementaire en haute mer
La juridiction de renvoi interrogeait la Cour sur la capacité de la Communauté à imposer des restrictions à la liberté de pêche en haute mer pour ses ressortissants. La Cour répond par l’affirmative en s’appuyant sur une jurisprudence établie, selon laquelle la Communauté dispose d’une compétence externe dans les domaines où elle a adopté des règles communes internes. Elle précise ainsi que « la Communauté a, dans les matières relevant de ses attributions, la même compétence réglementaire en ce qui concerne la haute mer que celle qui est reconnue par le droit international à l’ État du pavillon ou d’ enregistrement du bateau ». Cette solution consacre une substitution de la Communauté aux États membres dans l’exercice de leurs prérogatives souveraines sur la scène internationale, en l’occurrence pour l’édiction de mesures de conservation des ressources halieutiques.
La Cour fonde cette compétence sur les obligations découlant du droit international coutumier, codifié par des conventions telles que la convention de Genève de 1958 et la convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982. Celles-ci imposent aux États de coopérer pour la conservation et la gestion des ressources biologiques de la haute mer. Par conséquent, la Communauté, en tant qu’entité compétente en matière de politique commune de la pêche, est non seulement autorisée mais également tenue de prendre des mesures à l’égard des navires battant pavillon d’un État membre, où qu’ils opèrent.
B. La prééminence de la politique commune de la pêche comme base juridique
La validité du règlement était également contestée au motif que ses objectifs, prétendument écologiques, auraient dû conduire à son adoption sur le fondement de l’article 130 S du traité CEE, qui exigeait l’unanimité du Conseil. La Cour rejette cet argument en examinant la finalité première de l’acte. Elle constate que l’interdiction des filets maillants dérivants a été adoptée dans le « but primordial d’assurer la conservation et l’exploitation rationnelle des ressources halieutiques ainsi que la limitation de l’effort de pêche ». Ces objectifs relevant explicitement de la politique agricole commune, dont la politique de la pêche est une composante au sens de l’article 39 du traité, le recours aux dispositions spécifiques à cette politique était donc justifié.
La Cour rappelle par ailleurs que la prise en compte de considérations environnementales dans une réglementation ne suffit pas à la faire relever de l’action de la Communauté en matière d’environnement. Elle s’appuie sur l’article 130 R, paragraphe 2, du traité, qui énonce que « les exigences en matière de protection de l’environnement sont une composante des autres politiques de la Communauté ». Ce principe d’intégration implique qu’une mesure adoptée sur un autre fondement juridique peut légitimement poursuivre des objectifs environnementaux, sans pour autant voir sa base juridique modifiée. La Cour confirme ainsi une approche finaliste et fonctionnelle du choix de la base juridique, privilégiant l’objectif principal de l’acte plutôt que ses effets accessoires.
II. La validation du pouvoir d’appréciation du Conseil dans l’arbitrage des objectifs politiques
Après avoir établi la compétence et la base juridique, la Cour examine les modalités d’exercice de ce pouvoir. Elle admet que le législateur puisse s’écarter des avis scientifiques (A) et qu’il puisse interpréter de manière souple les principes directeurs de la politique commune afin d’atteindre un objectif de conservation jugé prioritaire (B).
A. Le rôle tempéré des avis scientifiques face aux objectifs politiques et internationaux
Le requérant au principal soutenait que le règlement était illégal faute de se conformer aux avis scientifiques disponibles, lesquels n’indiquaient pas de menace particulière pour les stocks de thon. La Cour écarte cette critique en soulignant que, si les mesures de conservation doivent être élaborées « à la lumière des avis scientifiques disponibles », cette formulation n’impose pas une conformité stricte. Elle reconnaît ainsi que « l’absence ou le caractère non concluant d’un tel avis ne doit pas empêcher le Conseil d’adopter les mesures qu’il juge indispensables pour réaliser les objectifs de la politique commune de la pêche ». En cela, la Cour confirme le large pouvoir d’appréciation du Conseil dans la mise en œuvre de la politique agricole commune.
Le contrôle juridictionnel se limite donc à vérifier l’absence d’erreur manifeste ou de détournement de pouvoir. Or, en l’espèce, le Conseil a pris en compte des éléments excédant le cadre strict des rapports scientifiques cités, notamment l’obligation internationale de coopérer à la gestion durable de l’ensemble des ressources marines et la position largement répandue sur le plan international contre l’usage de ces filets en raison de leurs captures accessoires. En s’alignant sur cette tendance internationale, traduite par des résolutions des Nations Unies, le Conseil n’a pas manifestement dépassé les limites de son pouvoir d’appréciation.
B. L’interprétation flexible des principes directeurs pour la réalisation d’un objectif de conservation
Enfin, le règlement était critiqué pour sa contrariété au principe de stabilité relative et aux autres objectifs de la politique commune. La Cour rejette également ce moyen. D’une part, elle rappelle que le principe de stabilité relative, prévu par l’article 4 du règlement n° 170/83, « ne concerne que la répartition entre les différents États membres […] du volume des prises disponibles pour la Communauté ». Il ne s’applique donc pas à une mesure technique qui réglemente une méthode de capture sans affecter la répartition des quotas de pêche. Les pêcheurs concernés conservaient en effet la possibilité de pêcher, bien qu’avec des moyens différents.
D’autre part, concernant la conciliation des objectifs parfois contradictoires de l’article 39 du traité, la Cour réaffirme une jurisprudence constante. Elle juge que les institutions doivent assurer « la conciliation permanente que peuvent exiger d’éventuelles contradictions entre ces objectifs considérés séparément et, le cas échéant, accorder à tel ou tel d’entre eux la prééminence temporaire qu’imposent les faits ou circonstances économiques ». En limitant la dérogation à l’interdiction, le Conseil a opéré un arbitrage entre la nécessité de conserver les ressources sur le long terme et les intérêts économiques à court terme de certains pêcheurs, un arbitrage qui relève de son pouvoir discrétionnaire.