Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 24 octobre 1996. – Roger Tremblay, Harry Kestenberg et Syndicat des exploitants de lieux de loisirs (SELL) contre Commission des Communautés européennes. – Pourvoi – Concurrence – Rejet d’une plainte – Défaut d’intérêt communautaire. – Affaire C-91/95 P.

Dans un arrêt rendu en 1996, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours du contrôle qu’elle exerce dans le cadre d’un pourvoi, ainsi que la portée du pouvoir d’appréciation de la Commission en matière de traitement des plaintes pour infraction aux règles de concurrence. Cette décision illustre la répartition des compétences entre les juridictions communautaires et nationales, et entre les institutions de l’Union elles-mêmes, dans la mise en œuvre du droit de la concurrence.

En l’espèce, des exploitants de lieux de loisirs et leur syndicat professionnel avaient déposé des plaintes auprès de la Commission, alléguant qu’une société nationale de gestion de droits d’auteur avait enfreint les articles 85 et 86 du traité CEE. La Commission avait rejeté ces plaintes, estimant qu’elles ne présentaient pas un intérêt communautaire suffisant pour justifier une intervention de sa part et qu’elles pouvaient être traitées par les juridictions nationales. Les plaignants ont alors saisi le Tribunal de première instance d’un recours en annulation contre cette décision de rejet. Par un arrêt du 24 janvier 1995, le Tribunal a partiellement fait droit à leur demande. Il a annulé la décision de la Commission pour défaut de motivation en ce qu’elle rejetait le grief tiré d’une entente visant au cloisonnement du marché, mais a rejeté le recours pour le surplus, validant ainsi le rejet du grief fondé sur un abus de position dominante. Insatisfaits de cette annulation seulement partielle, les requérants ont formé un pourvoi devant la Cour de justice.

Il était ainsi demandé à la Cour de justice de se prononcer sur la question de savoir si le Tribunal de première instance avait commis des erreurs de droit dans son contrôle de la légalité de la décision de la Commission. Plus fondamentalement, l’affaire posait la question des limites du pourvoi, en particulier de la distinction entre les moyens de droit, seuls recevables, et les appréciations des faits, qui échappent à la compétence du juge de cassation.

La Cour de justice a rejeté le pourvoi dans son intégralité. Elle a jugé que plusieurs moyens soulevés par les requérants visaient en réalité à remettre en cause l’appréciation souveraine des faits par le Tribunal, ce qui est irrecevable à ce stade de la procédure. Pour les autres moyens, la Cour a estimé que le Tribunal n’avait commis aucune erreur de droit, que ce soit dans l’interprétation de la décision de la Commission ou dans l’application des principes régissant la répartition des compétences entre la Commission et les juridictions nationales.

Cette décision réaffirme avec clarté la nature strictement délimitée du contrôle opéré dans le cadre d’un pourvoi (I), tout en confirmant la marge d’appréciation dont dispose la Commission pour classer les plaintes en matière de concurrence (II).

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I. La réaffirmation du cadre strict du pourvoi

La Cour de justice profite de cette affaire pour rappeler que le pourvoi n’est pas une troisième voie de recours permettant un réexamen complet du litige. Elle applique avec rigueur la distinction entre les questions de fait et les questions de droit (A) et exerce un contrôle limité à la seule dénaturation sur l’interprétation des actes par le juge du fond (B).

A. L’irrecevabilité des moyens contestant l’appréciation des faits

La Cour de justice écarte d’emblée deux des moyens soulevés par les requérants en se fondant sur une jurisprudence constante et sur les textes régissant sa compétence. Les requérants contestaient l’appréciation du Tribunal relative à la date de début de la procédure devant la Commission et au caractère prétendument nouveau des questions de droit soulevées. La Cour considère que ces arguments ne relèvent pas de sa compétence, car ils ne constituent pas des moyens de droit. Elle rappelle que « un pourvoi ne peut, en vertu des articles 168 a du traité CE et 51 du statut CE de la Cour de justice, s’appuyer que sur des moyens portant sur la violation des règles de droit, à l’exclusion de toute appréciation des faits ».

Cette position, bien établie, a pour effet de garantir une répartition claire des rôles entre le Tribunal, juge du fait et du droit, et la Cour, juge de cassation. En refusant de réexaminer la manière dont le Tribunal a apprécié la chronologie des événements ou la nature des questions juridiques posées, la Cour de justice préserve l’efficacité du double degré de juridiction. Elle ne se substituera au premier juge que si celui-ci a commis une erreur de droit dans son raisonnement ou a dénaturé les éléments de preuve qui lui étaient soumis. Le pourvoi n’est donc pas le lieu pour présenter une nouvelle lecture des faits de la cause.

B. Le contrôle restreint à la dénaturation de la décision attaquée

Les requérants soutenaient également que le Tribunal avait commis une erreur de droit en considérant que la Commission n’avait pas fondé sa décision sur le principe de subsidiarité, mais uniquement sur le défaut d’intérêt communautaire. Selon eux, le Tribunal aurait ainsi dénaturé les termes de la décision de la Commission, qui mentionnait explicitement la subsidiarité. La Cour de justice rejette cette argumentation en validant l’interprétation faite par le Tribunal. Elle estime que si la décision de la Commission « se réfère explicitement à la notion de subsidiarité, il n’en reste pas moins qu’elle doit être lue dans le contexte du raisonnement général de la décision litigieuse ».

Ce raisonnement démontre que le contrôle exercé par la Cour sur l’interprétation d’un acte par le Tribunal est limité. Il ne suffit pas de montrer qu’une autre lecture était possible ; il faut prouver que le Tribunal a procédé à une lecture manifestement erronée, qui dénature le sens clair du document. En l’espèce, la Cour confirme que le Tribunal a pu, à bon droit, estimer que le véritable fondement juridique de la décision de la Commission était le défaut d’intérêt communautaire, la référence à la subsidiarité n’étant qu’un élément de contexte. La Cour valide ainsi la méthode d’interprétation du Tribunal, qui a su aller au-delà de la lettre pour identifier la véritable logique juridique de la décision.

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II. La consolidation du pouvoir d’appréciation de la Commission

Au-delà des aspects procéduraux, l’arrêt apporte des clarifications substantielles sur le rôle de la Commission en tant qu’autorité de concurrence. Il confirme la légitimité du rejet d’une plainte pour défaut d’intérêt communautaire (A) et la cohérence d’une annulation seulement partielle de ce rejet par le juge communautaire (B).

A. La confirmation du pouvoir discrétionnaire de la Commission

Les requérants reprochaient au Tribunal de ne pas avoir sanctionné le refus de la Commission d’agir, alors même qu’elle disposait, selon eux, d’éléments suffisants pour constater une infraction. La Cour de justice valide la position du Tribunal, qui avait rappelé que la Commission jouit d’un pouvoir d’appréciation pour donner suite ou non à une plainte. Elle n’est aucunement tenue d’ouvrir une instruction pour chaque plainte reçue, ni d’adopter une décision formelle constatant une infraction, même si elle en a la conviction.

Cette solution s’inscrit dans la lignée de l’arrêt *Automec*, qui a reconnu que la Commission peut définir des priorités dans sa politique de concurrence et rejeter des plaintes pour défaut d’intérêt communautaire suffisant. L’intérêt communautaire s’apprécie au regard de plusieurs critères, tels que l’importance de l’infraction présumée, la probabilité de pouvoir établir son existence ou la possibilité pour les plaignants de faire valoir leurs droits devant les juridictions nationales. En l’espèce, la Cour confirme que le Tribunal a correctement jugé que les droits des requérants étaient suffisamment protégés par la possibilité de saisir les juges français, notamment grâce à la coopération entre ces derniers et la Commission.

B. La validation de la logique d’une annulation partielle

Enfin, les requérants avançaient que le Tribunal s’était contredit. Selon eux, en annulant la décision de rejet concernant le volet « entente » (article 85) tout en la maintenant pour le volet « abus de position dominante » (article 86), le Tribunal aurait implicitement reconnu l’existence d’un intérêt communautaire pour l’ensemble du dossier. La Cour de justice réfute cet argument et juge le raisonnement du Tribunal parfaitement cohérent. Elle explique que l’annulation prononcée par le Tribunal était fondée sur un motif purement formel, à savoir une violation de l’obligation de motivation de l’article 190 du traité.

Le Tribunal a constaté que la Commission n’avait fourni « aucune motivation du rejet des plaintes des requérants pour autant qu’elles dénoncent un cloisonnement du marché ». Une telle annulation pour vice de forme n’implique aucune prise de position sur le fond, et notamment pas sur l’existence d’un intérêt communautaire. Le Tribunal n’a donc pas jugé qu’il appartenait à la Commission de traiter cette partie de la plainte, mais seulement qu’elle devait motiver sa décision de ne pas le faire. La Cour de justice confirme ainsi qu’un même dossier peut faire l’objet d’appréciations distinctes pour des griefs différents, et qu’une annulation pour un motif procédural n’affecte pas la validité des autres parties de la décision qui sont, elles, correctement motivées.

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