Par un arrêt rendu en réponse à une question préjudicielle, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé le régime de taxation sur la valeur ajoutée applicable à l’utilisation privée d’un bien d’entreprise. En l’espèce, un assujetti exerçant une activité de fabricant d’outillage a fait l’objet d’un redressement fiscal concernant l’utilisation privée d’un véhicule affecté à son entreprise. L’administration fiscale avait inclus dans l’assiette de la taxe non seulement l’amortissement du véhicule, mais également une partie des dépenses liées à son entretien et à son exploitation, telles que la location d’un garage ou les frais d’assurance. Or, pour ces dernières prestations, l’assujetti n’avait pas pu déduire la taxe payée en amont.
Saisie du litige, la juridiction de premier degré avait partiellement fait droit à la demande du contribuable, en excluant de l’assiette de l’imposition les dépenses d’entretien et d’exploitation n’ayant pas ouvert droit à déduction. L’administration fiscale a formé un recours contre cette décision devant la juridiction suprême nationale. Celle-ci, doutant de la conformité de la législation nationale avec le droit communautaire, a décidé de surseoir à statuer et de poser deux questions à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer, d’une part, si l’article 6, paragraphe 2, de la sixième directive TVA interdit de taxer l’utilisation privée d’un bien d’entreprise pour la part de cette utilisation correspondant à des prestations pour lesquelles aucune déduction de taxe en amont n’a été possible. D’autre part, la juridiction de renvoi interrogeait la Cour sur la possibilité pour un assujetti de se prévaloir directement de cette disposition devant les juridictions nationales.
À ces questions, la Cour de justice répond par l’affirmative. Elle juge que la taxation de l’utilisation privée d’un bien d’entreprise ne doit pas inclure les dépenses afférentes à cette utilisation si ces dernières n’ont pas ouvert droit à déduction. De plus, elle confirme que les justiciables peuvent invoquer directement cette règle à l’encontre d’une législation nationale non conforme. La solution retenue par la Cour repose ainsi sur une interprétation stricte de la notion d’utilisation d’un bien (I), dont la portée est renforcée par la consécration de son effet direct (II).
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I. L’interprétation finaliste de la notion d’utilisation d’un bien
La Cour de justice adopte une interprétation restrictive de la base d’imposition de l’usage privé d’un bien d’entreprise, en la fondant sur le principe de neutralité fiscale (A), ce qui la conduit à opérer une distinction claire entre le bien et les services qui lui sont associés (B).
A. Le principe de neutralité fiscale comme critère directeur
La Cour rappelle que la taxation de l’utilisation à des fins privées d’un bien d’entreprise constitue une exception au régime général de la taxe sur la valeur ajoutée. L’objectif de l’article 6, paragraphe 2, sous a), de la sixième directive est « d’éviter la non-imposition d’un bien d’entreprise utilisé à des fins privées ». Ce mécanisme vise à assurer une symétrie entre le droit à déduction opéré lors de l’acquisition du bien et l’imposition de son usage ultérieur à des fins étrangères à l’entreprise. Il s’agit de garantir que tout bien ayant bénéficié d’une déduction de taxe soit, en cas de consommation finale par l’assujetti, soumis à l’impôt à hauteur de cet avantage.
Toutefois, la Cour souligne que cette logique ne doit pas aboutir à une situation de double imposition. Une telle conséquence serait contraire au principe fondamental de neutralité fiscale qui structure l’ensemble du système commun de taxe sur la valeur ajoutée. En effet, imposer des dépenses pour lesquelles l’assujetti n’a bénéficié d’aucune déduction reviendrait à taxer un élément qui a déjà supporté l’impôt de manière définitive. C’est pourquoi la Cour estime que « l’imposition d’un bien affecté à l’entreprise qui n’a pas ouvert droit à déduction de la taxe résiduelle engendrerait une double imposition contraire au principe de neutralité fiscale ». Le raisonnement de la Cour est donc purement téléologique : l’interprétation de la disposition doit être guidée par la finalité qu’elle poursuit.
B. La dissociation entre l’utilisation du bien et les dépenses afférentes
Face à l’ambiguïté des termes « utilisation d’un bien », la Cour devait choisir entre une acception large, incluant toutes les dépenses liées au bien, et une acception stricte. Le gouvernement allemand soutenait la première approche, arguant que la seule condition posée par la directive était que le bien lui-même ait ouvert droit à déduction. La Cour rejette cette analyse, considérant qu’elle est incompatible avec la finalité de la disposition. L’imposition de l’usage privé étant une mesure exceptionnelle, elle ne saurait être étendue au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour préserver la neutralité du système.
Par conséquent, la Cour de justice consacre une interprétation restrictive. Elle juge que « les termes ‘utilisation d’un bien’ doivent être interprétés dans un sens strict, comprenant uniquement l’utilisation du bien lui-même ». Les prestations de services accessoires, telles que l’entretien, l’assurance ou le stationnement, ne relèvent donc pas du champ d’application de l’article 6, paragraphe 2, sous a), de la directive. Ces dépenses suivent leur propre régime de TVA et ne peuvent être réintégrées dans l’assiette de taxation de l’usage privé que si elles ont elles-mêmes ouvert droit à déduction. Cette distinction claire entre le bien et les services afférents permet de garantir une application rigoureuse du principe de proportionnalité et de neutralité fiscale.
II. La garantie de l’effectivité de la règle par la reconnaissance de son effet direct
Après avoir clarifié le sens de la disposition, la Cour se prononce sur sa portée en confirmant la possibilité pour les particuliers de l’invoquer directement devant les juridictions nationales (A), assurant ainsi la primauté et l’application uniforme du droit de l’Union (B).
A. L’application des conditions de l’effet direct
La seconde question posée par la juridiction de renvoi portait sur l’invocabilité de la disposition interprétée. La Cour rappelle sa jurisprudence constante, établie notamment depuis l’arrêt de 1982 dans l’affaire Becker, selon laquelle les dispositions d’une directive peuvent être invoquées par les particuliers lorsqu’elles sont, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises. C’est à l’aune de ces deux critères qu’elle analyse l’article 6, paragraphe 2, sous a), de la sixième directive.
La Cour constate que la règle d’exclusion de la taxation, telle qu’elle vient d’être interprétée, remplit ces conditions. Elle énonce une interdiction claire et précise pour les États membres d’assujettir à la taxe les dépenses liées à l’usage privé d’un bien lorsque ces dépenses n’ont pas ouvert droit à déduction. La Cour relève que « cette interdiction n’est assortie d’aucune condition et n’est pas non plus subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l’intervention d’un acte communautaire ou national ». La disposition est donc autosuffisante et ne laisse aucune marge d’appréciation aux États membres quant à l’obligation de résultat qu’elle impose. Elle est par conséquent susceptible de produire des effets directs dans les relations juridiques entre les États membres et leurs justiciables.
B. L’habilitation du justiciable à faire respecter la neutralité fiscale
En reconnaissant l’effet direct de cette disposition, la Cour de justice confère aux assujettis un véritable pouvoir de contrôle sur le respect du droit de l’Union par les autorités nationales. Un particulier peut ainsi, devant son juge national, écarter l’application d’une loi interne qui serait contraire à l’interprétation de la directive. Cette solution garantit l’effectivité du principe de neutralité fiscale, en empêchant qu’un État membre ne puisse maintenir une pratique de double imposition en violation des règles communes.
La portée de cet arrêt est donc considérable. Il ne se limite pas à trancher une question technique de base d’imposition. Il réaffirme avec force le rôle du justiciable en tant que gardien de la légalité communautaire et l’obligation pour les juridictions nationales d’assurer la pleine application du droit de l’Union. En permettant à l’assujetti d’invoquer directement la directive, la Cour assure une application uniforme du système de taxe sur la valeur ajoutée et prévient les distorsions qui pourraient naître d’une transposition incorrecte des directives par les États membres.