Dans un arrêt rendu dans l’affaire C-1/97, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée des droits reconnus aux travailleurs turcs par l’accord d’association entre la Communauté économique européenne et la Turquie. En l’espèce, un ressortissant turc, entré légalement sur le territoire d’un État membre et titulaire d’un permis de séjour et de travail suite à son mariage avec une ressortissante de cet État, s’est vu refuser la prorogation de son titre de séjour après son divorce. Les autorités nationales ont considéré que son emploi, bien qu’exercé pendant plus d’un an pour le même employeur, ne relevait pas du marché régulier du travail. Cet emploi s’inscrivait en effet dans un programme financé par des fonds publics, visant à faciliter l’intégration dans la vie active de personnes bénéficiant de l’aide sociale. La juridiction nationale saisie du litige, le Verwaltungsgericht der Freien Hansestadt Bremen, a alors posé une question préjudicielle à la Cour. Il s’agissait de déterminer si un travailleur turc exerçant une activité soutenue par des fonds publics, dans un cadre destiné à favoriser son insertion professionnelle, doit être considéré comme appartenant au marché régulier de l’emploi au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 du conseil d’association. La Cour a répondu par l’affirmative. Elle a jugé qu’un ressortissant turc ayant légalement exercé une activité économique réelle et effective pendant plus d’un an pour le même employeur est un travailleur appartenant au marché régulier de l’emploi, même si cette activité est financée par des fonds publics et vise à l’intégration, lui ouvrant ainsi droit au renouvellement de son permis de séjour.
I. L’interprétation extensive de la notion de travailleur au sens de la décision n° 1/80
La Cour, pour définir les droits du travailleur turc, procède à une analyse extensive des conditions posées par la décision n° 1/80. Elle affirme une conception matérielle de la relation de travail (A) et neutralise les spécificités de l’emploi liées à sa finalité sociale (B).
A. L’affirmation d’une conception matérielle de la relation de travail
La Cour de justice rappelle que la notion de travailleur doit être interprétée de manière autonome et objective. Elle transpose à la situation des ressortissants turcs les principes dégagés pour les travailleurs communautaires. Selon une jurisprudence constante, « la caractéristique essentielle de la relation de travail est la circonstance qu’une personne accomplit, pendant un certain temps, au profit d’une autre personne et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle perçoit une rémunération ». En l’espèce, le ressortissant turc exerçait une activité à temps plein pour un salaire net significatif, ce qui exclut un travail purement marginal ou accessoire. La Cour précise que la nature du lien juridique ou l’origine des fonds servant à la rémunération sont indifférentes. Le fait que le salaire soit financé par des fonds publics ne saurait, à lui seul, priver l’intéressé de la qualité de travailleur. Cette approche consacre une définition factuelle et économique de la relation de travail, indépendamment des qualifications du droit national.
B. La neutralisation des spécificités de l’emploi à finalité sociale
Les autorités nationales et la Commission soutenaient que l’emploi, étant temporaire, financé publiquement et réservé à un groupe limité pour des motifs d’intégration, ne relevait pas du « marché régulier de l’emploi ». La Cour écarte cet argument en distinguant nettement la présente affaire de l’arrêt *Bettray*, où l’activité visait la rééducation d’une personne incapable de travailler dans des conditions normales. Ici, l’objectif est au contraire l’intégration dans la vie active, non la prise en charge d’une incapacité. La Cour juge que le caractère temporaire de l’emploi imposé par la réglementation nationale ne peut faire obstacle aux droits que le travailleur turc tire directement de l’article 6, paragraphe 1. Permettre aux États membres de restreindre unilatéralement la portée de ces droits en fonction des caractéristiques nationales des contrats de travail viderait la décision de son effet utile. L’objectif d’intégration du programme national ne peut donc être retourné contre le bénéficiaire pour lui refuser le maintien sur le marché du travail qu’il a intégré.
II. La consolidation de la protection du travailleur migrant turc
En consacrant une lecture finaliste de l’accord d’association, la Cour renforce la position du travailleur turc sur le marché de l’emploi de l’État d’accueil. Cette décision confirme la primauté de l’objectif d’intégration de l’accord (A) et clarifie la portée de la notion d’appartenance au marché régulier (B).
A. La primauté de l’objectif d’intégration de l’accord d’association
La Cour souligne la finalité de la décision n° 1/80, qui est d’améliorer progressivement le régime des travailleurs turcs en vue de la réalisation de la libre circulation. Il serait dès lors paradoxal qu’un dispositif national visant l’insertion professionnelle aboutisse à l’exclusion du bénéficiaire du marché du travail. La Cour relève cette contradiction en déclarant que « toute autre interprétation serait contradictoire, en ce qu’elle reviendrait à refuser le maintien sur le marché du travail de l’État membre d’accueil à un ressortissant turc que cet État a pourtant fait bénéficier d’une réglementation dont le but est précisément l’intégration dans le marché du travail des personnes concernées ». La valeur de cet arrêt réside dans son attachement à l’effet utile des dispositions de l’accord CEE-Turquie. La protection du travailleur ne dépend pas des motifs initiaux de l’octroi du droit de séjour, comme le mariage, mais des droits qu’il acquiert par l’exercice légal d’un emploi.
B. La clarification de la portée de l’appartenance au marché régulier
La Cour procède à une analyse linguistique comparative pour définir ce qu’est le « marché régulier de l’emploi ». Elle constate que plusieurs versions linguistiques, notamment néerlandaise, danoise et turque, utilisent le terme « légal » pour qualifier à la fois le marché de l’emploi et l’emploi lui-même. Elle en déduit que le terme « régulier » doit être compris comme synonyme de « légal ». Par conséquent, « le concept de ‘marché régulier de l’emploi’ doit être considéré comme désignant l’ensemble des travailleurs qui se sont conformés aux prescriptions légales et réglementaires de l’État concerné et ont ainsi le droit d’exercer une activité professionnelle sur son territoire ». Cette interprétation rejette l’idée d’une distinction entre un marché du travail général et un marché spécifique à finalité sociale. La portée de l’arrêt est considérable : tout emploi exercé légalement, stable et non précaire, ouvre droit à la protection de la décision n° 1/80, quelles que soient ses modalités de financement ou sa finalité sociale.