Par un arrêt rendu en matière de pourvoi, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours du pouvoir d’appréciation de la Commission européenne dans l’attribution d’aides financières, tout en rappelant fermement les limites du contrôle juridictionnel exercé par le juge de première instance. En l’espèce, plusieurs sociétés de production et de distribution de films avaient sollicité un concours financier dans le cadre du programme d’action MEDIA, destiné à encourager le développement de l’industrie audiovisuelle européenne. Les demandes, présentées par les filiales nationales d’une importante entreprise commune de distribution, visaient à soutenir la diffusion de deux œuvres cinématographiques sur plusieurs territoires européens.
La procédure administrative a connu plusieurs étapes. L’organisme chargé de la gestion des fonds, agissant sur instruction de la Commission, a d’abord ajourné sa décision avant de finalement rejeter les demandes de financement. Saisi d’un recours en annulation par les sociétés requérantes, le Tribunal de première instance a rejeté leurs prétentions. Les juges de première instance ont estimé que la Commission disposait d’un pouvoir d’appréciation lui permettant d’interpréter les conditions d’éligibilité et que le rejet était justifié. Les sociétés requérantes ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’analyse du Tribunal. Le problème de droit soulevé devant la Cour était double. D’une part, il s’agissait de déterminer si la Commission, dans le cadre d’un programme d’aide encadré par des lignes directrices, conservait un pouvoir discrétionnaire lui permettant de refuser un financement à des entreprises au-delà des conditions textuellement prévues. D’autre part, la question se posait de savoir si le juge de l’Union, dans son contrôle de légalité, pouvait substituer sa propre motivation à celle de l’auteur de l’acte administratif contesté.
La Cour de justice annule l’arrêt du Tribunal de première instance. Elle valide certes le pouvoir d’appréciation de la Commission, considérant que celle-ci peut légitimement interpréter les conditions d’octroi d’une aide à la lumière des objectifs du programme et veiller à la cohérence de son action avec d’autres pans du droit communautaire, notamment le droit de la concurrence. Cependant, la Cour censure sévèrement le Tribunal pour avoir dénaturé les termes de la décision attaquée et substitué sa propre motivation à celle de la Commission, outrepassant ainsi les limites de son office dans le cadre d’un recours en annulation.
L’arrêt de la Cour de justice vient ainsi consacrer une conception large du pouvoir d’appréciation de la Commission dans la mise en œuvre des politiques de soutien (I), tout en exerçant un contrôle strict sur le raisonnement du juge de première instance, garant du respect du cadre de l’action administrative (II).
I. La confirmation du pouvoir d’appréciation de la Commission dans l’octroi des aides communautaires
La Cour de justice reconnaît à la Commission une marge d’appréciation substantielle pour l’attribution des aides du programme MEDIA, fondée tant sur une interprétation téléologique des conditions d’éligibilité (A) que sur l’exigence de cohérence avec les règles de concurrence (B).
A. Une interprétation des conditions d’éligibilité à la lumière des objectifs du programme
Le litige portait notamment sur la condition exigeant que les demandes de financement soient présentées par au moins trois « distributeurs différents ». Les sociétés requérantes soutenaient que les filiales d’un même groupe devaient être considérées comme des entités distinctes, remplissant ainsi cette condition. Le Tribunal, puis la Cour, ont rejeté cette lecture formaliste. La Cour souligne que les lignes directrices « ne comportaient aucune définition de la notion de ‘distributeurs différents’ ». En l’absence de définition, il convient de se référer au contexte et aux finalités de la norme.
La Cour approuve donc le Tribunal d’avoir jugé que la Commission pouvait légitimement interpréter cette condition au regard des objectifs du programme MEDIA, visant à « surmonter la fragmentation des marchés » et à « créer des réseaux de codistribution en favorisant la coopération entre des sociétés qui, chacune, opérait auparavant isolément sur son territoire national ». C’est pourquoi la Cour estime que « c’est à bon droit que le Tribunal a considéré que la Commission pouvait interpréter et appliquer la condition relative à l’exigence de trois distributeurs différents […] et, partant, exiger que […] elles soient présentées par au moins trois distributeurs qui ne coopéraient pas auparavant de manière substantielle et permanente ». Cette approche finaliste permet à la Commission d’éviter que le soutien financier ne bénéficie à des structures de distribution préexistantes et déjà intégrées, ce qui irait à l’encontre de l’objectif de création de nouveaux réseaux de coopération.
B. La nécessaire cohérence de l’action administrative avec le droit de la concurrence
Au-delà de l’interprétation des lignes directrices, la Cour réaffirme un principe fondamental de l’action administrative de l’Union. L’octroi d’une aide communautaire ne peut se faire en ignorant les autres dispositions du traité, et particulièrement les règles de concurrence. Les sociétés requérantes contestaient la pertinence de la situation de l’entreprise commune de distribution au regard de l’article 85 du traité (devenu article 81 CE) dans le cadre d’une demande de financement.
La Cour écarte cet argument en se fondant sur une jurisprudence antérieure et sur une exigence de cohérence. Elle rappelle que, dans l’application du droit communautaire, la Commission doit assurer une vision d’ensemble. Ainsi, « les mêmes règles de cohérence qui exigent que la Commission ne puisse autoriser une aide d’État […] sans vérifier que le bénéficiaire de celle-ci ne se trouve pas en situation de contrevenir aux articles 85 et 86 du traité […] exigent, dans le cadre de la mise en oeuvre du programme MEDIA, […] qu’une aide communautaire ne soit pas accordée à une entreprise commune sans que la compatibilité de celle-ci avec l’article 85 du traité soit examinée ». Cette position renforce le rôle de la Commission en tant que gardienne des traités, l’autorisant à refuser un avantage financier à une structure dont la conformité avec le droit de la concurrence est incertaine, même si les conditions spécifiques du programme d’aide sont formellement remplies.
Si la Cour valide ainsi le pouvoir d’appréciation de l’exécutif communautaire, elle n’en exerce pas moins un contrôle rigoureux sur la motivation retenue par le juge de première instance.
II. La sanction de la substitution de motifs par le juge de l’Union
L’annulation de l’arrêt du Tribunal repose sur une erreur de droit jugée déterminante par la Cour. Celle-ci rappelle d’abord les strictes limites du contrôle de légalité (A), avant de constater que le Tribunal les a franchies en procédant à une dénaturation des termes de la décision litigieuse (B).
A. Le rappel des limites du contrôle de légalité
Le pourvoi offrait à la Cour l’occasion de rappeler la nature et la portée du recours en annulation prévu à l’article 173 du traité (devenu article 230 CE). Le contrôle juridictionnel vise à sanctionner l’incompétence, la violation des formes substantielles, la violation du traité ou le détournement de pouvoir. Il ne confère cependant pas au juge le pouvoir de se substituer à l’administration pour refaire l’acte. Le rôle du juge est d’annuler l’acte vicié, non de le corriger ou de le remplacer.
La Cour énonce ce principe avec une grande clarté en affirmant que « dans le cadre du contrôle de la légalité visé à l’article 173 du traité, la Cour et le Tribunal sont compétents pour se prononcer sur les recours […]. L’article 174 du traité […] prévoit que, si le recours est fondé, l’acte contesté est déclaré nul et non avenu. La Cour et le Tribunal ne peuvent donc, en toute hypothèse, substituer leur propre motivation à celle de l’auteur de l’acte attaqué ». Cette règle fondamentale garantit la séparation des pouvoirs entre l’administration et le juge. Elle assure également le respect des droits de la défense de l’administré, qui doit pouvoir connaître et contester les motifs réels de la décision qui le concerne, et non une version reconstruite a posteriori par le juge.
B. La censure d’une dénaturation des termes de la décision litigieuse
C’est précisément ce principe de non-substitution que le Tribunal a méconnu. La Cour constate que, pour justifier le rejet des demandes de financement, le Tribunal a développé une motivation qui ne correspondait ni à celle de la décision de l’EFDO, ni à celle avancée par la Commission en cours d’instance. Alors que la Commission justifiait le rejet par une incertitude quant à la capacité de remboursement des prêts, le Tribunal a estimé que le rejet était fondé sur la « précarité » juridique de la structure requérante en raison de la procédure de renouvellement d’exemption au titre du droit de la concurrence.
La Cour relève que cette réinterprétation repose sur une « dénaturation du contenu de la décision litigieuse ». Elle pointe une citation inexacte dans l’arrêt attaqué, où le Tribunal a confondu la référence à des « procédures judiciaires » engagées par les requérantes avec la procédure d’exemption. Cette confusion a permis au Tribunal d’« écarter l’interprétation de la Commission » et de lui substituer son propre raisonnement. En agissant de la sorte, le Tribunal a non seulement commis une erreur de droit, mais a également faussé l’exercice du contrôle de légalité. La Cour conclut donc logiquement que « le Tribunal, en substituant sa propre motivation à celle de la décision litigieuse, a commis une erreur de droit ». L’annulation s’imposait, renvoyant l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue à nouveau, cette fois dans les limites de son office.