En matière de marchés publics de travaux, une entreprise candidate à l’attribution d’un marché a vu son offre rejetée par le pouvoir adjudicateur au motif de son caractère anormalement bas. Saisie d’un recours, une juridiction administrative de premier ressort a confirmé cette décision d’exclusion. La procédure d’appel d’offres en cause prévoyait que le seuil d’anomalie des offres serait déterminé par application d’une formule mathématique après le dépôt de l’ensemble des soumissions. Les soumissionnaires étaient ainsi dans l’incapacité de connaître ce seuil au moment de la préparation de leur dossier. La réglementation nationale imposait par ailleurs aux entreprises, sous peine d’exclusion, de joindre à leur offre des justifications de prix pour au moins soixante-quinze pour cent de la valeur de base du marché. Le pouvoir adjudicateur a procédé à l’exclusion de l’offre litigieuse en se fondant uniquement sur ces justifications préalables, sans engager de débat contradictoire avec l’entreprise concernée postérieurement à l’identification du caractère suspect de son offre. Enfin, la législation nationale limitait la nature des justifications recevables, excluant celles relatives à des éléments dont la valeur minimale était fixée par des normes ou des données officielles.
Saisie du litige en appel, la juridiction administrative supérieure a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice des Communautés européennes. Il était demandé à la Cour de se prononcer sur la compatibilité d’une telle réglementation et pratique administrative nationale avec l’article 30, paragraphe 4, de la directive 93/37/CEE. La question de droit soulevée consistait donc à déterminer si les dispositions de la directive s’opposent à un système national qui permet le rejet d’une offre jugée anormalement basse sur la seule base de justifications limitées et fournies de manière anticipée, sans procédure de vérification contradictoire subséquente, et qui encadre strictement la nature des justifications admissibles.
Dans son arrêt, la Cour de justice répond de manière nuancée, en distinguant les différents aspects de la procédure nationale. Elle juge qu’un pouvoir adjudicateur ne peut rejeter une offre comme anormalement basse en se fondant uniquement sur des justifications jointes à l’offre, sans permettre au soumissionnaire de « faire valoir son point de vue, après l’ouverture des enveloppes, sur les éléments de prix proposés qui ont donné lieu à des suspicions ». De même, la Cour invalide la limitation par la loi nationale des types de justifications que le soumissionnaire peut présenter pour établir le sérieux de son offre. En revanche, elle admet en principe la validité de l’obligation de joindre des justifications préalables à l’offre ainsi que l’usage d’une méthode de calcul mathématique pour définir le seuil d’anomalie, à la condition que ces mécanismes ne se substituent pas à l’examen contradictoire et que le pouvoir adjudicateur conserve la faculté de reconsidérer le résultat de ce calcul.
L’arrêt précise ainsi de manière décisive le contenu de la protection procédurale due aux soumissionnaires, en consacrant le principe du contradictoire comme le cœur du dispositif de vérification des offres anormalement basses (I). Parallèlement, il délimite la marge de manœuvre laissée aux États membres dans l’organisation de leurs procédures, tolérant certains mécanismes nationaux à condition qu’ils ne portent pas atteinte aux objectifs de la directive (II).
I. La consécration du principe du contradictoire dans la vérification des offres anormalement basses
La Cour de justice réaffirme avec force que la procédure de vérification des offres jugées anormalement basses ne saurait conduire à une exclusion automatique du soumissionnaire, consacrant l’exigence impérative d’un débat contradictoire effectif. Elle proscrit ainsi toute forme d’automaticité dans l’exclusion des offres (A) et détaille les exigences d’un débat contradictoire qui doit être à la fois subséquent et concret (B).
A. La prohibition d’une exclusion automatique des offres
La Cour rappelle sa jurisprudence constante, établie sous l’empire de la directive antérieure, selon laquelle l’article 30, paragraphe 4, de la directive « interdit aux États membres de mettre en place des dispositions qui prévoient l’exclusion d’office des marchés de travaux publics de certaines offres déterminées selon un critère mathématique ». En l’espèce, le mécanisme italien, bien que ne prévoyant pas une exclusion mathématique pure, produisait un effet similaire par la combinaison de plusieurs règles. L’exclusion était prononcée sur la seule base d’une évaluation de justifications fournies *a priori*, sans dialogue avec l’entreprise concernée après que son offre fut jugée suspecte.
Ce faisant, la Cour estime qu’un tel système prive le soumissionnaire de la possibilité de prouver le sérieux de son offre à un moment où cette preuve est la plus pertinente. L’objectif de la directive, qui est de protéger les soumissionnaires contre l’arbitraire du pouvoir adjudicateur et de favoriser une concurrence effective, serait compromis si une exclusion pouvait intervenir sans véritable examen contradictoire. Le simple dépôt de justifications préalables, fussent-elles détaillées, ne saurait remplacer l’échange direct que la directive impose. Le caractère automatique de l’exclusion découle donc non pas du mode de calcul du seuil d’anomalie, mais de l’absence de toute interaction avec le soumissionnaire entre la détection de l’anomalie et la décision de rejet.
B. L’exigence d’un débat contradictoire subséquent et effectif
La Cour ne se contente pas de prohiber l’automaticité ; elle précise les contours de la procédure contradictoire exigée par la directive. Elle souligne qu’il est « essentiel que chaque soumissionnaire soupçonné d’avoir présenté une offre anormalement basse dispose de la faculté de faire valoir utilement son point de vue à cet égard ». Pour que cette faculté soit effective, le débat doit intervenir à un moment précis : après l’ouverture de l’ensemble des enveloppes, lorsque le soumissionnaire a connaissance du seuil d’anomalie applicable et surtout « des points précis qui ont suscité des interrogations de la part du pouvoir adjudicateur ».
Cette exigence garantit que le soumissionnaire ne soit pas contraint de se justifier de manière abstraite et préventive, mais puisse répondre de façon ciblée aux doutes spécifiques de l’autorité adjudicatrice. Le dialogue doit permettre de vérifier la composition de l’offre en tenant compte des justifications fournies en réponse à une demande de précisions. La procédure nationale en cause était donc doublement viciée : non seulement elle ne prévoyait pas d’échange subséquent, mais elle contraignait les entreprises à fournir des explications à l’aveugle, sans connaître ni le seuil de suspicion ni les éléments de leur propre offre qui seraient jugés problématiques.
II. L’encadrement de la marge de manœuvre des États membres
Si la Cour se montre inflexible sur le respect du contradictoire, elle reconnaît néanmoins aux États membres une certaine latitude dans l’aménagement des procédures, validant sous conditions certains mécanismes nationaux visant à organiser la détection des offres suspectes (A). Elle se montre en revanche beaucoup plus stricte s’agissant de la substance des justifications, réaffirmant le principe de leur libre présentation par le soumissionnaire (B).
A. La validité conditionnelle des mécanismes nationaux de détection
La Cour examine deux aspects de la réglementation nationale : l’obligation de fournir des justifications dès le dépôt de l’offre et l’utilisation d’une formule mathématique pour déterminer le seuil d’anomalie. Sur le premier point, elle considère qu’une telle obligation n’est pas en soi contraire à la directive, dans la mesure où elle pèse sur tous les soumissionnaires et peut contribuer à accélérer la procédure en permettant au pouvoir adjudicateur d’écarter rapidement ses doutes. Cependant, cette validité de principe est subordonnée au respect intégral des autres exigences de la directive, notamment la tenue d’un examen contradictoire si des doutes subsistent.
Sur le second point, la Cour juge que si l’exclusion automatique sur la base d’un critère mathématique est prohibée, un tel critère peut licitement être utilisé « aux fins de déterminer quelles offres apparaissent anormalement basses ». Le fait que le seuil ne soit pas connu à l’avance n’est pas rédhibitoire, puisque tous les soumissionnaires sont dans la même situation. Toutefois, la Cour assortit cette admission d’une réserve importante : « le résultat auquel aboutit l’application de cette méthode de calcul devant cependant pouvoir être reconsidéré par le pouvoir adjudicateur ». Le seuil ne doit pas être intangible et doit pouvoir être ajusté pour éviter les distorsions de concurrence que pourraient causer des offres manipulatrices.
B. La réaffirmation de la liberté de justification du soumissionnaire
La Cour censure sans ambiguïté la partie de la réglementation nationale qui limitait la nature des justifications recevables. Elle rappelle que la liste des justifications figurant à l’article 30, paragraphe 4, deuxième alinéa, de la directive n’est qu’exemplative. Cette disposition « se borne à donner des exemples des justifications que le soumissionnaire peut fournir afin de démontrer le sérieux des différents éléments de prix proposés ». Elle n’établit nullement un catalogue exhaustif et, à plus forte raison, n’autorise pas les États membres à exclure certains types de justifications.
En conséquence, la Cour juge contraire à la directive une législation nationale qui imposerait au pouvoir adjudicateur de ne prendre en considération que certaines justifications limitativement énumérées, et qui en exclurait expressément d’autres, comme celles relatives à des éléments pour lesquels une valeur minimale est fixée par des données officielles. Une telle limitation contredit manifestement l’objectif de libre concurrence en excluant des offres potentiellement sérieuses et économiquement avantageuses. Le soumissionnaire doit rester libre de présenter toute justification qu’il estime pertinente pour établir la crédibilité de son offre, et le pouvoir adjudicateur est tenu de les examiner toutes avant de prendre sa décision.