Par un arrêt en date du 3 mai 2001, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de l’obligation de paiement d’un prix minimal aux producteurs agricoles dans le cadre de l’organisation commune des marchés des produits transformés à base de fruits et légumes.
En l’espèce, la Commission européenne avait écarté du financement communautaire certaines dépenses engagées par un État membre au titre du Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA). Cette correction financière forfaitaire de 2 % résultait d’une pratique observée dans cet État, où un accord interprofessionnel autorisait les transformateurs de tomates à imputer aux producteurs une partie des frais de transport. Plus précisément, l’accord prévoyait que les producteurs pouvaient supporter jusqu’à 35 % du coût total du transport, cette participation correspondant prétendument au service de mise à disposition des conteneurs vides nécessaires à la récolte. Estimant que cette pratique constituait un contournement de l’obligation de payer le prix minimal « départ producteur », la Commission a procédé à la rectification litigieuse.
L’État membre concerné a alors introduit un recours en annulation contre cette décision devant la Cour de justice. Il soutenait que la réglementation communautaire, notamment l’article 6 du règlement n° 1558/91, n’interdisait pas de facturer des services distincts du transport de la matière première, comme la fourniture de conteneurs. Selon lui, la limite de 35 % des frais de transport n’était qu’une méthode de calcul convenue entre les parties, et non une participation au transport lui-même, lequel restait à la charge des transformateurs. La Commission, pour sa part, maintenait que cette pratique réduisait de fait le prix versé aux producteurs en dessous du seuil minimal réglementaire. Elle soulignait que l’application généralisée d’un pourcentage forfaitaire, plutôt qu’une facturation basée sur les coûts réels du service, révélait une volonté de contourner les règles.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si une pratique contractuelle généralisée, fondée sur un accord interprofessionnel et imposant aux producteurs une participation forfaitaire aux frais de transport au titre d’un service annexe, pouvait être qualifiée de violation de l’obligation de paiement du prix minimal justifiant un refus de financement par le FEOGA.
La Cour a rejeté le recours de l’État membre, validant ainsi l’analyse de la Commission. Elle a jugé que si la fourniture de services annexes facturés aux producteurs n’est pas en soi proscrite, le recours à un calcul forfaitaire indexé sur le coût total du transport, appliqué de manière généralisée, constitue un contournement indirect de l’obligation de payer le prix minimal. Cette pratique ne respecte pas l’exigence d’un prix net pour le producteur, les coûts de transport du lieu de production au lieu de transformation devant être intégralement supportés par le transformateur.
La Cour, en rejetant le recours, consacre une interprétation stricte de l’obligation de paiement du prix minimal (I), affirmant ainsi la portée d’une solution pragmatique en matière de contrôle des aides agricoles (II).
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**I. La consécration d’une interprétation stricte de l’obligation de paiement du prix minimal**
La décision de la Cour repose sur une distinction subtile entre la légalité de principe d’une facturation de services et l’illégalité d’une pratique forfaitaire qui en dénature l’objet. Elle réaffirme ainsi le principe fondamental du prix « départ producteur » (A) avant de sanctionner une méthode de calcul jugée constitutive d’un contournement de cette règle (B).
**A. La réaffirmation du principe du prix « départ producteur »**
L’analyse de la Cour prend pour point de départ une règle essentielle du régime d’aide. Le prix minimal que les transformateurs doivent verser aux producteurs est un prix « départ producteur ». Cette qualification emporte une conséquence juridique claire et non négociable. Ainsi que le rappelle la Cour, il en résulte que « les coûts du transport du lieu de production au lieu de transformation ne peuvent pas être mis à la charge des producteurs ». Ce principe vise à garantir aux agriculteurs un revenu de base stable, non érodé par des frais logistiques sur lesquels ils ont peu de contrôle. Le paiement de ce prix est la condition sine qua non de l’octroi de l’aide à la production versée au transformateur, financée par le FEOGA.
La Cour admet cependant que cette protection n’est pas absolue au point d’interdire toute relation commerciale connexe entre producteur et transformateur. Elle reconnaît que « la réglementation communautaire n’exclut pas que les transformateurs puissent rendre aux producteurs certains services, tels que notamment la mise à disposition de conteneurs servant à récolter les tomates, dont les frais peuvent être mis à la charge des producteurs ». Une telle facturation est donc possible, à la condition expresse qu’elle ne serve pas de prétexte pour diminuer indirectement le prix minimal réglementaire. La transparence et la réalité économique de la prestation facturée deviennent alors les critères décisifs pour évaluer la légalité de l’opération.
**B. La caractérisation du contournement par la méthode du calcul forfaitaire**
C’est sur le terrain des modalités de calcul que la Cour fait basculer son raisonnement pour donner raison à la Commission. L’argument de l’État membre, selon lequel la participation de 35 % ne couvrait que la mise à disposition de conteneurs, n’est pas retenu. La Cour ne se prononce pas sur la validité de l’accord interprofessionnel en lui-même, mais sur ses effets concrets. Elle constate qu’il existe « une pratique répandue, selon laquelle la participation des producteurs est calculée non pas en fonction des coûts réellement exposés pour chaque producteur, mais de façon forfaitaire ». En d’autres termes, le fait d’appliquer systématiquement le pourcentage maximal prévu par l’accord, sans lien avec le coût réel du service prétendument rendu, constitue un indice décisif de contournement.
Un tel mécanisme forfaitaire rompt le lien nécessaire entre le service fourni et son prix. Il devient une déduction abstraite et systématique du revenu du producteur. La Cour en conclut qu’un « tel calcul forfaitaire ne respecte pas l’obligation rappelée au point 19 du présent arrêt ». Elle qualifie ainsi la pratique de violation indirecte de l’obligation de payer le prix minimal, car son résultat économique est identique à celui d’une participation directe des producteurs aux frais de transport de la matière première. La Cour privilégie une approche économique et finaliste, considérant que le but de la réglementation, à savoir la protection du revenu du producteur, prime sur la qualification formelle donnée par les parties à leurs arrangements contractuels.
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**II. La portée d’une solution pragmatique en matière de contrôle des aides agricoles**
Au-delà de l’espèce, l’arrêt renforce significativement les prérogatives de la Commission dans sa mission de gardienne des deniers publics européens. Il valide une méthode de contrôle fondée sur l’analyse des pratiques économiques réelles (A) et adresse un avertissement clair quant à la nécessité d’une transparence effective dans les accords interprofessionnels (B).
**A. La validation du contrôle de la Commission sur les pratiques économiques réelles**
En endossant le raisonnement de la Commission, la Cour légitime une approche pragmatique du contrôle des dépenses du FEOGA. Elle autorise la Commission à ne pas s’en tenir à la lettre des contrats et des accords nationaux, mais à en examiner l’application concrète et les effets économiques. En l’espèce, la Commission avait identifié une pratique généralisée qui, sous couvert d’un arrangement contractuel, créait un avantage concurrentiel pour les transformateurs d’un État membre au détriment des règles communes. L’arrêt confirme que c’est « à juste titre que la Commission a considéré que des contrats de transformation conclus sur le fondement de l’accord interprofessionnel ont eu pour effet un paiement incomplet du prix minimal ».
Par ailleurs, la validation de la « rectification forfaitaire » appliquée par la Commission a une portée importante. Ce mécanisme permet aux services de la Commission, lorsqu’une irrégularité systémique est constatée sans qu’il soit possible de quantifier précisément le préjudice pour chaque opération, de refuser le financement pour un pourcentage des dépenses déclarées. La Cour reconnaît ici implicitement la légitimité et la proportionnalité de cette méthode de correction, outil essentiel pour garantir une saine gestion financière des fonds agricoles face à des manquements généralisés au sein d’un État membre.
**B. L’exigence d’une transparence effective des arrangements contractuels**
L’arrêt constitue une mise en garde pour les organisations professionnelles et les États membres. La simple conformité formelle d’un accord interprofessionnel avec le droit communautaire est insuffisante. Sa mise en œuvre doit également respecter l’esprit et la finalité des règles, notamment celles visant à protéger la partie la plus faible au contrat, ici le producteur. La Cour souligne que le règlement n° 1558/91 « vise à éviter que le prix minimal ne soit contourné par le biais de pratiques non transparentes ». La pratique du forfait, par sa nature opaque et déconnectée des coûts réels, est précisément l’exemple d’une telle pratique.
La solution retenue incite donc les acteurs économiques à privilégier des mécanismes de facturation clairs et vérifiables pour les services annexes. Pour être légale, la participation des producteurs aux frais de mise à disposition de matériel devrait être fondée sur une comptabilité analytique précise, reflétant les coûts réellement supportés par le transformateur pour ce service spécifique. L’arrêt ne ferme pas la porte à la liberté contractuelle, mais il la soumet à une exigence de transparence et de réalité économique, afin d’assurer la pleine effectivité des instruments de la politique agricole commune. La portée de cette décision dépasse ainsi le seul secteur des tomates et s’étend à toute situation où des arrangements contractuels pourraient masquer une atteinte aux objectifs d’une organisation commune de marché.