Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel du Nederlandse Raad van State, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’articulation des régimes de lutte contre la pollution aquatique prévus par le droit communautaire. En l’espèce, une entreprise avait immergé dans des eaux de surface des poteaux en bois traités à la créosote, substance contenant des hydrocarbures aromatiques polycycliques, sans avoir obtenu d’autorisation préalable. Suite à une demande de régularisation, l’autorité nationale compétente a refusé l’autorisation, au motif qu’il existait des solutions alternatives moins dommageables pour l’environnement. L’entreprise a contesté ce refus devant la juridiction administrative suprême, arguant que le dégagement de créosote par les poteaux ne constituait pas un « rejet » soumis à autorisation mais une pollution diffuse. Elle soutenait également que la politique de l’autorité nationale, en exigeant la recherche d’alternatives, instaurait une interdiction de fait contraire au système d’autorisation prévu par la directive. Saisie de plusieurs questions préjudicielles, la Cour était ainsi amenée à déterminer si l’introduction dans l’eau d’un objet qui libère ultérieurement une substance dangereuse constitue un « rejet », et dans quelle mesure un État membre peut durcir les conditions d’autorisation au point de la rendre exceptionnelle. La Cour a jugé que l’implantation de ces poteaux constitue bien un « rejet », dès lors que la pollution qui en résulte est imputable à un acte d’une personne identifiable. Elle a en outre affirmé que les États membres peuvent non seulement imposer des exigences plus strictes que celles de la directive, comme l’obligation de recourir à des solutions alternatives, mais que de telles exigences demeurent valides même si elles ont pour effet de rendre l’obtention d’une autorisation impossible ou exceptionnelle.
La portée de cet arrêt se déploie en deux temps. D’une part, la Cour clarifie la notion de « rejet » en tant que critère déclencheur du régime d’autorisation, la distinguant nettement de la pollution d’origine diffuse (I). D’autre part, elle consacre l’étendue de la souveraineté des États membres dans la mise en œuvre des objectifs de protection environnementale, y compris lorsque cela restreint l’usage de produits par ailleurs légalement mis sur le marché (II).
I. La clarification de la notion de « rejet », fondement du régime d’autorisation
La Cour de justice établit une interprétation fonctionnelle de la notion de « rejet » en la fondant sur un critère d’imputabilité, ce qui permet de la distinguer de la pollution diffuse (A) et d’en adopter une acception large, incluant des formes de pollution indirecte mais délibérée (B).
A. La distinction entre le « rejet » et la « pollution diffuse »
L’arrêt met en lumière l’existence de deux régimes de lutte contre la pollution des eaux, lesquels sont distincts et complémentaires. Le premier, prévu par la directive 76/464, repose sur un système d’autorisation préalable pour tout « rejet » de substances dangereuses. Le second, organisé notamment par la directive 86/280, vise à traiter la pollution provenant de « sources significatives… y compris les sources multiples et diffuses » par le biais de programmes spécifiques. La Cour souligne que la notion de « rejet » et celle de pollution diffuse sont mutuellement exclusives.
Le critère essentiel de cette distinction réside dans la possibilité de rattacher la pollution à une action humaine identifiable. La Cour énonce en effet que « la notion de ‘rejet’ […] doit être entendue en ce sens qu’elle vise tout acte imputable à une personne par lequel est introduite, directement ou indirectement, dans les eaux auxquelles s’applique cette directive, l’une des substances dangereuses ». Cette définition subordonne l’application du régime d’autorisation à l’existence d’un agent pollueur identifiable, condition logique pour la mise en œuvre d’une procédure administrative individuelle. À l’inverse, la pollution diffuse se caractérise par une origine non attribuable à un acte précis, ce qui justifie une approche par des programmes généraux.
B. L’application extensive de la notion de « rejet » à une pollution indirecte
La Cour applique sa définition de manière extensive en qualifiant l’immersion des poteaux traités à la créosote de « rejet ». Elle ne dissocie pas l’acte initial d’immersion du phénomène ultérieur de lixiviation de la substance polluante dans l’eau. Le fait que la libération de la créosote ne soit pas immédiate mais une conséquence inéluctable et prévisible de l’immersion suffit à qualifier l’ensemble de l’opération de « rejet ». L’introduction de la substance dangereuse est donc indirecte, mais elle découle d’un acte délibéré.
Par cette interprétation, la Cour prévient une lecture trop restrictive qui aurait pu créer une lacune juridique. En affirmant que « l’implantation par une personne dans les eaux de surface de poteaux de bois traités à la créosote » relève de la notion de « rejet », elle garantit l’efficacité du système d’autorisation. Une approche contraire aurait permis de contourner l’obligation d’autorisation en utilisant des techniques de pollution différée dans le temps, vidant de sa substance l’objectif de prévention de la directive. La solution retenue est donc pragmatique et assure la primauté de la finalité protectrice de la législation environnementale.
II. La consécration de la marge d’appréciation des États membres dans la protection de l’environnement
Après avoir défini le champ d’application du régime d’autorisation, la Cour confirme avec force la latitude dont disposent les autorités nationales pour en moduler la rigueur. Elle valide ainsi la légalité d’exigences renforcées (A), affirmant la primauté de la protection des eaux sur les règles de commercialisation des produits (B).
A. La validité des exigences nationales renforcées
La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la compatibilité avec le droit communautaire d’une politique nationale qui subordonne la délivrance d’une autorisation à la recherche et à l’adoption de solutions alternatives moins polluantes. La Cour répond par l’affirmative en se fondant sur l’article 10 de la directive 76/464, qui permet explicitement aux États membres d’adopter des « mesures plus sévères » que celles prévues par la directive. L’obligation de privilégier des matériaux plus écologiques constitue une de ces mesures.
De plus, la Cour va plus loin en précisant que cette exigence reste conforme à la directive « même si celle-ci peut avoir pour effet de rendre impossible ou tout à fait exceptionnelle la délivrance de l’autorisation ». Cette affirmation est d’une importance considérable. Elle signifie qu’un État membre, dans la poursuite de l’objectif d’élimination de la pollution par les substances les plus dangereuses, peut légalement transformer le système d’autorisation en un régime d’interdiction de fait pour certaines applications. La marge de manœuvre nationale n’est donc pas limitée à un simple durcissement des normes d’émission, mais peut s’étendre à des considérations de fond sur l’opportunité même du rejet.
B. La primauté de la protection des eaux sur la libre circulation des produits
Enfin, l’arrêt tranche un conflit potentiel entre différentes réglementations communautaires. L’entreprise laissait entendre que la directive 76/769, qui harmonise les conditions de mise sur le marché et d’emploi de la créosote, devrait faire obstacle à une politique nationale rendant son usage quasi impossible. La Cour écarte cet argument en se référant à l’article 1er de cette même directive, qui précise que ses dispositions s’appliquent « sans préjudice de l’application d’autres dispositions communautaires en la matière ».
La directive 76/464 relative à la pollution aquatique constitue une telle disposition. La Cour établit ainsi une hiérarchie claire : la réglementation sur la mise sur le marché d’un produit ne confère pas un droit inconditionnel à son utilisation dans toutes les circonstances. Les objectifs de protection de l’environnement, et spécifiquement la protection des eaux, peuvent justifier des restrictions d’usage allant jusqu’à l’interdiction. Cette solution réaffirme que la libre circulation des marchandises n’est pas un principe absolu et qu’elle peut être limitée par des exigences impératives de protection de l’environnement, conformément aux principes fondamentaux du droit de l’Union.