L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 8 mars 2001 offre une illustration précise de l’articulation entre les objectifs d’harmonisation fiscale et les prérogatives des États membres en matière de politique sociale. En l’espèce, une institution communautaire a engagé une procédure en manquement à l’encontre d’un État membre. Il était reproché à cet État d’appliquer deux taux réduits de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) distincts pour les médicaments, à savoir un taux de 2,1 % pour les spécialités pharmaceutiques remboursables par la sécurité sociale et un taux de 5,5 % pour celles qui ne le sont pas. La requérante soutenait que cette dualité de taux contrevenait au principe de neutralité fiscale inhérent au système commun de TVA, tel qu’encadré par la sixième directive 77/388/CEE. L’État membre, pour sa part, justifiait sa législation par les dispositions transitoires de cette même directive, qui autorisaient sous conditions le maintien de taux réduits inférieurs au plancher communautaire. La question de droit qui se posait à la Cour était donc de savoir si un État membre pouvait, sans violer le principe de neutralité fiscale, maintenir une différenciation de taux de TVA entre médicaments remboursables et non remboursables, en vertu des dérogations prévues par le droit communautaire. La Cour a répondu par l’affirmative, rejetant le recours en manquement. Elle a jugé que la réglementation nationale était conforme aux exigences du droit communautaire, car les deux catégories de médicaments ne constituaient pas des produits semblables et la mesure poursuivait un objectif d’intérêt social reconnu.
I. La consécration d’une conception restrictive de la similarité des produits
L’argumentation de la Cour repose entièrement sur l’interprétation du principe de neutralité fiscale, qui impose un traitement identique pour les produits semblables. En jugeant que les médicaments remboursables et ceux qui ne le sont pas ne partagent pas cette qualité de similarité, la Cour légitime la différence de traitement fiscal qui leur est appliquée.
A. L’absence de concurrence comme critère de différenciation
La Cour affirme que le principe de neutralité « s’oppose notamment à ce que des marchandises semblables, qui se trouvent donc en concurrence les unes avec les autres, soient traitées de manière différente du point de vue de la TVA ». Elle établit ainsi une corrélation directe entre la similarité de deux produits et leur caractère concurrentiel. Pour écarter l’application de ce principe, il suffit de démontrer que les deux catégories de biens ne sont pas en situation de concurrence. En l’occurrence, le raisonnement des juges s’appuie sur le comportement du consommateur final. Le fait qu’un médicament soit inscrit sur la liste des spécialités remboursables lui confère un « avantage décisif ». Ce n’est donc pas le taux de TVA qui oriente la décision d’achat, mais la possibilité d’une prise en charge par le système de sécurité sociale. Par conséquent, les deux marchés sont considérés comme distincts, et les produits non substituables du point de vue du consommateur.
B. La neutralisation de la distorsion de concurrence alléguée
La Cour en déduit logiquement que la différence de taxation ne peut être à l’origine d’une distorsion de concurrence. En effet, elle estime que « les deux catégories de médicaments ne se trouvent donc pas dans une relation de concurrence dans laquelle les taux de TVA différents pourraient jouer un rôle ». La divergence des taux ne fait que s’ajouter à une distinction préexistante et fondamentale, fondée sur les critères objectifs et vérifiables qui régissent l’inscription sur la liste des médicaments remboursables, conformément à la directive 89/105/CEE. La Cour valide ainsi une approche pragmatique, où la réalité économique et les motivations d’achat du consommateur priment sur une définition purement matérielle ou thérapeutique du produit. Le fait qu’un médicament ait des propriétés curatives ou préventives ne suffit pas à le rendre semblable à un autre au sens du droit fiscal communautaire, si les conditions de son accès au marché le placent dans une catégorie économique et concurrentielle distincte.
Cette première analyse, centrée sur le sens de la décision et l’interprétation de la règle de droit, démontre la primauté accordée à une appréciation concrète du marché. La Cour justifie en outre sa solution par la finalité même de la mesure, qui renforce la valeur de sa position.
II. La portée de la validation au regard des objectifs sociaux
Au-delà de l’analyse du principe de neutralité, la décision se prononce sur la validité de la dérogation au regard des conditions spécifiques posées par les textes. Elle confirme que le maintien d’un taux de TVA très réduit peut être justifié par des considérations sociales, tout en encadrant la portée d’une telle exception.
A. La reconnaissance de l’intérêt social de la mesure
La Cour examine la troisième condition posée par l’article 28, paragraphe 2, sous a), de la sixième directive, qui exige que la mesure réponde à « des raisons d’intérêt social bien définies et en faveur des consommateurs finals ». La Cour tranche cette question de manière concise et directe, considérant que la condition est manifestement remplie. Elle énonce que l’application d’un taux réduit sur les médicaments remboursables « revêt de toute évidence un intérêt social dans la mesure où elle entraîne nécessairement un allégement des charges de la sécurité sociale et, d’autre part, profite au consommateur final dont elle réduit les dépenses de santé ». Cette affirmation confère une forte légitimité à l’action de l’État membre, en reconnaissant que la politique fiscale peut légitimement servir d’instrument pour maîtriser les dépenses de santé publique et protéger le pouvoir d’achat des ménages dans un domaine essentiel.
B. Une solution d’espèce à la portée limitée
Toutefois, il importe de souligner que la solution retenue par la Cour s’inscrit dans un cadre juridique précis, celui des dispositions transitoires. La possibilité de maintenir un taux inférieur au plancher de 5 % était conditionnée à son existence au 1er janvier 1991. Cette décision ne saurait donc être interprétée comme une autorisation générale pour les États membres d’introduire de nouvelles différenciations de taux de TVA pour des motifs sociaux. La portée de cet arrêt est donc double. D’une part, il offre une interprétation durable du principe de neutralité fiscale, en liant la notion de produits semblables à celle de concurrence effective. D’autre part, il s’agit d’une décision d’espèce en ce qu’elle valide une situation existante permise par un régime dérogatoire et temporaire. L’arrêt ne crée pas un droit nouveau pour les États, mais consolide une situation acquise, en reconnaissant la pertinence du critère de remboursement pour segmenter le marché des produits pharmaceutiques.