L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 25 octobre 2001 dans l’affaire C-103/00 offre une illustration rigoureuse des obligations incombant aux États membres en matière de protection des espèces sauvages. En l’espèce, la Commission européenne a engagé un recours en manquement à l’encontre d’un État membre, lui reprochant de ne pas avoir instauré un système de protection efficace pour la tortue marine *Caretta caretta* sur l’île de Zante. Cette île constitue l’un des plus importants sites de ponte de cette espèce en Méditerranée, laquelle est protégée au titre de l’annexe IV de la directive 92/43/CEE, dite « directive Habitats ». Suite à des plaintes émanant d’organisations non gouvernementales et à des missions de vérification sur le terrain, la Commission a constaté la persistance d’activités préjudiciables à la reproduction de l’espèce, telles que la présence d’embarcations et d’installations touristiques sur les plages de nidification, ainsi que des constructions illégales.
La procédure précontentieuse a débuté par une lettre de mise en demeure en décembre 1998, suivie d’un avis motivé en juin 1999, accordant à l’État membre un délai de deux mois pour se conformer à ses obligations. Les réponses fournies par l’État défendeur, faisant état de projets réglementaires et de quelques mesures ponctuelles, ont été jugées insuffisantes par la Commission. Cette dernière a donc saisi la Cour de justice, arguant que l’État membre avait manqué à son obligation de prendre les mesures nécessaires pour interdire « la perturbation intentionnelle de ces espèces notamment durant la période de reproduction » et « la détérioration ou la destruction des sites de reproduction », conformément à l’article 12, paragraphe 1, points b) et d), de la directive. L’État défendeur a opposé l’adoption progressive de mesures de protection, culminant avec un décret présidentiel de décembre 1999, ainsi que la stabilité du nombre de nids observés. La question de droit soulevée consistait donc à déterminer si les dispositions juridiques et les actions matérielles mises en œuvre par l’État membre, à la date d’expiration de l’avis motivé, constituaient un système de protection stricte au sens de la directive. La Cour de justice a conclu au manquement, estimant que le cadre juridique pertinent n’avait pas été adopté dans le délai imparti et que les mesures concrètes de protection sur le terrain s’étaient avérées insuffisantes pour prévenir les perturbations et la dégradation des habitats.
La décision de la Cour se fonde sur une double appréciation du manquement, tenant d’une part à l’insuffisance du cadre normatif de protection (I) et, d’autre part, à l’ineffectivité des mesures de préservation sur le terrain (II).
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I. L’insuffisance établie du cadre normatif de protection
La Cour de justice constate le manquement de l’État membre en écartant d’abord les mesures adoptées hors délai, révélant ainsi l’irrecevabilité temporelle du principal arsenal de défense (A), avant de confirmer l’inefficacité des dispositions existantes à la date pertinente (B).
A. L’irrecevabilité temporelle du principal dispositif de protection
La Cour rappelle avec constance sa jurisprudence selon laquelle « l’existence d’un manquement doit être appréciée en fonction de la situation de l’État membre telle qu’elle se présentait au terme du délai fixé dans l’avis motivé ». Ce principe fondamental structure la procédure en manquement et garantit que l’évaluation de la Cour se porte sur l’état du droit et des faits à un instant précis, à savoir l’expiration du délai accordé à l’État pour remédier à la situation. Toute mesure corrective adoptée postérieurement, bien que potentiellement conforme aux exigences du droit de l’Union, ne saurait être prise en compte pour juger du bien-fondé du recours initial.
En l’espèce, l’État défendeur a largement fondé sa défense sur l’adoption, en décembre 1999, d’un décret présidentiel créant un parc maritime national. Or, le délai fixé par l’avis motivé avait expiré en août 1999. Appliquant son principe directeur, la Cour juge que « le décret de 1999, auquel le gouvernement hellénique a consacré une partie importante de ses mémoires, a été adopté après l’expiration du délai de deux mois imparti dans l’avis motivé ». Par conséquent, la juridiction européenne refuse d’examiner si ce nouveau cadre réglementaire satisfait aux exigences de la directive. Cette approche formaliste, loin d’être une simple argutie procédurale, souligne l’importance pour les États membres de réagir avec diligence aux mises en demeure de la Commission, gardienne des traités.
B. L’inefficacité avérée des dispositions préexistantes
Débarrassée de l’analyse du décret tardif, la Cour se penche sur l’arsenal juridique en vigueur à la date d’expiration de l’avis motivé. L’État membre soutenait que diverses mesures législatives et réglementaires adoptées depuis 1980 suffisaient à constituer le système de protection stricte requis. La Cour écarte cet argument en s’appuyant sur plusieurs éléments concordants qui démontrent leur caractère lacunaire.
D’une part, elle relève les propres déclarations du gouvernement défendeur au cours de la phase précontentieuse, lequel avait lui-même insisté sur le fait que l’adoption du futur décret était nécessaire pour mettre en place une protection véritable. D’autre part, et de manière plus probante encore, la Cour se réfère à un rapport du Conseil d’État national qui, en 1999, constatait que les dispositions en vigueur « ne permettaient pas d’assurer, dans la mesure nécessaire, la protection efficace des zones maritimes et terrestres » concernées. Cet aveu indirect, émanant d’une haute juridiction de l’État membre lui-même, pèse lourdement dans l’appréciation des juges européens. Enfin, l’argument de l’État selon lequel le nombre de nids n’aurait pas diminué est jugé inopérant, car l’obligation imposée par la directive est une obligation de moyens renforcée, et non de résultat ; l’absence de déclin statistique ne saurait excuser l’absence d’un cadre juridique adéquat.
II. L’ineffectivité matérielle des mesures de préservation
Au-delà de l’analyse du cadre juridique, la Cour examine l’application concrète des mesures sur le terrain, où elle caractérise l’existence de perturbations intentionnelles en dépit d’interdictions formelles (A) et constate une tolérance coupable face à la dégradation des sites de reproduction (B).
A. La caractérisation de la perturbation intentionnelle
L’article 12 de la directive impose aux États de prendre les mesures interdisant « la perturbation intentionnelle » des espèces protégées. En l’espèce, les services de la Commission avaient constaté la circulation de vélomoteurs sur une plage de nidification et la présence de pédalos et de petits bateaux dans des zones maritimes classées en protection absolue. L’État membre ne contestait pas l’exactitude de ces faits mais leur imputabilité semblait discutable, le caractère intentionnel d’une perturbation pouvant être difficile à prouver.
La Cour tranche cette question en adoptant une lecture pragmatique de la notion d’intention. Elle estime que la circulation de véhicules motorisés ou la présence d’embarcations dans des zones où leur interdiction est signalée et où la sensibilité écologique est notoire constituent des actes de perturbation intentionnelle. Elle précise que « la circulation de vélomoteurs sur la plage de sable à l’est de Laganas et la présence de pédalos et de petits bateaux dans la zone maritime de Gerakas et de Daphni constituent des actes de perturbation intentionnelle de l’espèce en cause ». La Cour déduit le caractère intentionnel non pas de la volonté de nuire des auteurs des faits, mais du manquement de l’État à faire respecter des interdictions explicites dans des zones sensibles. En relevant le caractère non isolé de ces actes et les difficultés de surveillance avouées par l’État, la Cour établit que l’absence de moyens de police efficaces équivaut à une défaillance dans l’obligation de prévention des perturbations.
B. La tolérance de la destruction des sites de reproduction
L’obligation de protection ne vise pas seulement les individus d’une espèce, mais également leurs habitats essentiels, notamment les sites de reproduction. L’article 12, paragraphe 1, point d), de la directive interdit ainsi « la détérioration ou la destruction des sites de reproduction ou des aires de repos ». Les missions de la Commission avaient révélé une augmentation du nombre de constructions illégales sur l’une des plages de ponte les plus importantes.
La Cour est particulièrement claire sur ce point, jugeant qu’« il n’est pas douteux que la présence de constructions sur une plage de reproduction telle que celle de Daphni est de nature à entraîner une détérioration ou une destruction du site de reproduction ». La persistance et l’aggravation de ce phénomène, malgré son illégalité manifeste, démontrent l’incapacité ou le manque de volonté de l’État à faire appliquer sa propre réglementation. Cette inaction administrative est assimilée à un manquement direct aux obligations de la directive. La protection stricte ne peut se contenter d’une interdiction de principe ; elle exige des actions concrètes et effectives pour prévenir et réprimer les atteintes aux habitats, y compris par la démolition des ouvrages illégaux. L’arrêt confirme ainsi que la protection de la biodiversité impose aux États membres une obligation de vigilance et d’intervention active sur le terrain.