Par un arrêt rendu en réponse à une question préjudicielle de la Cour de cassation française, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’application des règles de concurrence du traité à un ensemble de monopoles communaux concédés à un même groupe d’entreprises. En l’espèce, une loi nationale confiait aux communes le service extérieur des pompes funèbres, leur laissant la liberté de l’exploiter en régie, de le laisser au secteur concurrentiel ou d’en concéder l’exclusivité. Un groupe d’entreprises avait ainsi obtenu la concession exclusive dans près de 2 800 communes, représentant une part significative de la population nationale. Une entreprise concurrente, se voyant interdire l’exercice de son activité sur le territoire d’une de ces communes, a été poursuivie par la société concessionnaire, filiale dudit groupe. Après que la cour d’appel de Reims a confirmé une ordonnance de référé interdisant à l’entreprise concurrente d’exercer son activité, un pourvoi a été formé. La requérante au pourvoi soutenait notamment que le groupe concessionnaire exploitait de manière abusive une position dominante, en pratiquant des prix excessifs. Face à cette argumentation, la Cour de cassation a saisi la juridiction européenne afin de déterminer dans quelle mesure les articles 37, 85, 86 et 90 du traité CEE pouvaient s’appliquer à une telle situation. Le problème de droit posé consistait donc à savoir si un réseau de droits exclusifs octroyés par des autorités publiques locales à des entreprises d’un même groupe pouvait relever des règles de concurrence, et sous quelles conditions l’exploitation de ces droits pouvait constituer un abus de position dominante. La Cour de justice a écarté l’application de l’article 37 relatif aux monopoles nationaux à caractère commercial, ainsi que celle de l’article 85 prohibant les ententes, s’agissant des contrats de concession eux-mêmes. Elle a cependant jugé que l’article 86, qui proscrit l’abus de position dominante, pouvait s’appliquer à ce groupe d’entreprises, sous réserve de la réunion de plusieurs conditions tenant à l’affectation du commerce, à l’existence d’une position dominante et à la caractérisation d’un abus, tel que l’imposition de prix non équitables. Enfin, elle a affirmé que l’article 90 interdisait aux autorités publiques d’imposer aux entreprises titulaires de droits exclusifs des conditions contraires aux règles de concurrence. L’arrêt délimite ainsi le champ d’application du droit de la concurrence face à l’organisation des services publics par les États membres, en distinguant l’inapplicabilité des règles visant les monopoles d’État et les ententes (I) de la soumission de l’entreprise concessionnaire aux règles relatives à l’abus de position dominante (II).
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I. L’inapplicabilité des règles sur les monopoles d’État et les ententes au système de concessions municipales
La Cour de justice a d’abord restreint le champ d’analyse en écartant l’application de deux instruments majeurs du droit de la concurrence. Elle a considéré que la situation ne relevait pas des monopoles nationaux visés par l’article 37 du traité, en raison de l’absence d’une maîtrise étatique sur les échanges (A). Ensuite, elle a jugé que les contrats de concession et les relations intra-groupe échappaient, en l’espèce, à la prohibition des ententes de l’article 85 (B).
A. L’exclusion de l’article 37 en l’absence de contrôle étatique sur les échanges
La Cour rappelle que l’article 37 du traité vise les organismes par lesquels un État membre « contrôle, dirige ou influence sensiblement, directement ou indirectement, les échanges entre les États membres ». Cette disposition ne s’applique donc qu’aux situations où le pouvoir public exerce une influence déterminante sur les courants d’échanges, que ce soit par un organisme public ou un monopole délégué. Or, dans le cas présent, la législation nationale se bornait à attribuer une compétence aux communes, sans organiser un monopole au profit d’un acteur économique particulier. Le fait qu’un groupe d’entreprises ait réussi à agréger un grand nombre de concessions ne découle pas d’une stratégie étatique, mais de la propre conduite de ces entreprises sur le marché. La Cour souligne que « la circonstance que les concessionnaires d’un certain nombre de communes couvrant une partie importante du territoire national appartiennent a un meme groupe d’entreprises et peuvent ainsi influer sur les courants d’echanges, ne resulte pas du comportement des autorites nationales ou municipales, mais de celui des entreprises en cause ». Cette analyse préserve une distinction fondamentale entre les mesures imputables à l’État, qui relèvent de l’article 37, et les comportements d’entreprises, qui doivent être examinés au regard des articles 85 et 86. Ainsi, la simple existence d’un cadre légal permettant la constitution d’un réseau de monopoles locaux ne suffit pas à faire de cet ensemble un monopole national à caractère commercial.
B. Le rejet de l’article 85 pour les contrats de concession et les accords intra-groupe
La Cour de justice examine ensuite la potentielle application de l’article 85, qui interdit les accords entre entreprises restreignant la concurrence. La juridiction écarte cette disposition à un double titre. D’une part, elle juge que l’article 85 ne s’applique pas aux contrats de concession conclus entre les communes et les entreprises. En effet, cette disposition « ne vise pas les contrats de concession conclus entre des communes agissant dans leur qualite d’autorites publiques et des entreprises chargees de l’execution d’un service public ». Ce faisant, elle confirme qu’un acte de dévolution d’un service public par une autorité publique ne constitue pas une entente au sens du droit de la concurrence, mais un acte de puissance publique. D’autre part, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 85 ne s’applique pas aux accords entre entreprises appartenant à un même groupe et formant une unité économique, lorsque la filiale ne dispose d’aucune autonomie réelle dans la détermination de sa politique commerciale. L’analyse est alors reportée sur le terrain de l’article 86, car le comportement d’une unité économique doit être apprécié globalement, en tant que celui d’un acteur unique sur le marché.
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II. La soumission du groupe concessionnaire aux règles de l’abus de position dominante
Après avoir écarté les articles 37 et 85, la Cour concentre son raisonnement sur l’article 86 du traité, confirmant sa vocation à s’appliquer à des entreprises titulaires de droits exclusifs. Elle détaille les conditions nécessaires pour établir un abus de position dominante de la part du groupe d’entreprises (A) et souligne, par le prisme de l’article 90, la responsabilité incombant aux autorités publiques qui octroient de tels droits (B).
A. Les conditions de l’abus de position dominante par le groupe d’entreprises
La Cour énonce que l’article 86 est applicable si trois conditions cumulatives sont remplies : l’existence d’une position dominante sur une partie substantielle du marché commun, une exploitation abusive de cette position et une affectation sensible du commerce entre États membres. Pour apprécier l’existence d’une position dominante, il convient d’analyser la puissance économique du groupe sur le marché des pompes funèbres, en tenant compte non seulement de la part de marché protégée par les concessions exclusives, mais aussi de sa position sur les marchés connexes et dans les zones non concédées. La Cour précise que l’importance de la population desservie est un critère plus pertinent que le nombre de communes. Quant à l’abus, il peut notamment consister en l’imposition de « prix non équitables ». À cet égard, la Cour rejette fermement l’argument selon lequel les prix, étant fixés dans le cahier des charges de la concession, ne seraient pas imposés par l’entreprise. Elle estime que le contrat de concession est un acte auquel l’entreprise a consenti, ce qui implique que « le niveau des prix est imputable a l’entreprise, celle-ci etant pleinement responsable des contrats qu’elle a conclus ». Cette solution responsabilise l’opérateur économique, qui ne peut se retrancher derrière les termes d’un contrat public pour justifier des pratiques tarifaires abusives.
B. La responsabilité des autorités publiques en vertu de l’article 90
La Cour parachève son raisonnement en mobilisant l’article 90, paragraphe 1, du traité, qui interdit aux États membres de prendre ou de maintenir en vigueur, pour les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, des mesures contraires aux règles du traité, notamment celles de la concurrence. Elle en déduit que les autorités publiques, y compris locales, ne peuvent imposer des conditions dans un contrat de concession qui conduiraient l’entreprise à violer l’article 86. En d’autres termes, « il leur est interdit d’aider les entreprises concessionnaires a pratiquer des prix non equitables en imposant de tels prix comme une condition d’un contrat de concession ». Cette interprétation confère son plein effet utile au dispositif de contrôle des abus. Elle met en place un double niveau de responsabilité : celle de l’entreprise au titre de l’article 86 pour son comportement abusif, et celle de l’autorité publique au titre de l’article 90 pour avoir édicté ou maintenu des mesures qui rendent cet abus possible ou obligatoire. L’arrêt empêche ainsi que la délégation d’un service public ne serve d’échappatoire à l’application des principes fondamentaux de la concurrence.