Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 5 juin 1997. – Suat Kol contre Land Berlin. – Demande de décision préjudicielle: Oberverwaltungsgericht Berlin – Allemagne. – Accord d’association CEE-Turquie – Décision du conseil d’association – Libre circulation des travailleurs – Emploi régulier – Périodes de travail accomplies sur la base d’une autorisation de séjour obtenue frauduleusement. – Affaire C-285/95.

Par un arrêt du 30 septembre 1997, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée de la notion d’« emploi régulier » dans le cadre de l’accord d’association entre la Communauté économique européenne et la Turquie.

Un ressortissant turc, entré sur le territoire d’un État membre, avait obtenu une autorisation de séjour à durée illimitée après avoir faussement déclaré, conjointement avec son épouse, une ressortissante de cet État, maintenir une vie conjugale effective. Cette déclaration mensongère, faite plusieurs mois après que la procédure de divorce eut été engagée et la vie commune rompue, a conduit à une condamnation pénale du ressortissant turc pour fraude et de son ex-épouse pour complicité. Ayant occupé divers emplois salariés durant son séjour, l’intéressé a fait l’objet d’une décision d’expulsion, motivée par un objectif de prévention générale visant à dissuader d’autres étrangers de recourir à des manœuvres frauduleuses pour obtenir un titre de séjour.

Saisi d’un recours contre cette décision d’expulsion, le juge national a sursis à statuer afin de poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si un emploi exercé sur la base d’une autorisation de séjour obtenue par une fraude délibérée et punissable pouvait être qualifié d’« emploi régulier » au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 du conseil d’association CEE-Turquie. La seconde question, subsidiaire, portait sur la compatibilité d’une mesure d’expulsion motivée uniquement par un but de prévention générale avec l’article 14 de ladite décision. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à savoir si un travailleur peut se prévaloir des droits de séjour découlant de l’exercice d’un emploi lorsque son autorisation de séjour initiale a été acquise par des moyens frauduleux ayant fait l’objet d’une sanction pénale.

La Cour de justice répond par la négative à la première question, jugeant qu’un tel travailleur ne remplit pas la condition d’avoir occupé un emploi régulier. Elle estime que l’exercice d’un emploi « sous le couvert d’une autorisation de séjour qui ne lui a été délivrée que grâce à un comportement frauduleux ayant donné lieu à sa condamnation » ne peut être considéré comme régulier. Cette réponse rendant sans objet l’examen de la seconde question, la Cour précise ainsi de manière restrictive les conditions d’acquisition des droits pour les travailleurs turcs.

La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation stricte de la condition d’emploi régulier (I), appliquant au cas de la fraude un raisonnement déjà établi pour des situations de précarité juridique, ce qui consacre la primauté du principe selon lequel la fraude corrompt tout (II).

I. L’exclusion de l’emploi exercé sous couvert d’une autorisation frauduleuse de la notion d’emploi régulier

La Cour de justice fonde sa décision sur une conception bien établie de la régularité de l’emploi, qu’elle applique avec une rigueur particulière au cas d’espèce. Elle réaffirme sa jurisprudence constante assimilant la régularité à la stabilité juridique du séjour (A), pour ensuite appliquer ce critère avec une sévérité accrue à la situation d’un travailleur dont le titre de séjour est vicié par une fraude avérée (B).

A. La confirmation d’une interprétation stricte de la notion d’« emploi régulier »

La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure, notamment les arrêts *Sevince* et *Kus*, pour définir les contours de la notion d’emploi régulier. Selon cette ligne jurisprudentielle constante, la régularité de l’emploi au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 « suppose une situation stable et non précaire sur le marché de l’emploi d’un État membre et implique, à ce titre, l’existence d’un droit de séjour non contesté ». Par conséquent, la Cour avait déjà jugé que les périodes d’emploi accomplies pendant que le travailleur bénéficiait d’un droit de séjour seulement provisoire, dans l’attente d’une décision définitive sur son droit de résidence, ne pouvaient être qualifiées de régulières.

Cette interprétation restrictive vise à empêcher qu’un travailleur acquière des droits consolidés durant une période où son statut juridique est incertain. Admettre le contraire reviendrait à priver d’effet une éventuelle décision de justice lui refusant ultérieurement le droit de séjour, créant ainsi une situation paradoxale où des droits seraient constitués en l’absence même de la condition fondamentale qui les sous-tend. L’exigence d’une situation stable et non précaire est donc centrale dans le raisonnement de la Cour, car elle conditionne la légitimité de la présence du travailleur sur le marché du travail de l’État membre d’accueil.

B. L’application *a fortiori* du critère de précarité à la fraude

Dans l’affaire d’espèce, la Cour étend logiquement cette interprétation aux situations de fraude. Elle considère que son raisonnement doit s’appliquer « à plus forte raison, dans une situation telle que celle de l’espèce au principal ». En effet, si un droit de séjour simplement provisoire rend l’emploi précaire, un titre obtenu par une manœuvre frauduleuse sanctionnée pénalement ne peut conférer une base plus stable. La situation du travailleur est intrinsèquement précaire non pas en raison d’une incertitude procédurale, mais du fait d’un vice originel qui entache la validité même de son autorisation de séjour.

La Cour souligne que l’autorisation de séjour était « susceptible d’être remise en cause après la découverte de la fraude », ce qui signifie que le droit de séjour du travailleur n’a jamais été légalement acquis ni stable. Les périodes d’emploi exercées sous le couvert d’un tel titre ne peuvent donc être considérées comme régulières, car elles reposent sur une apparence de droit et non sur un droit légitimement établi. En refusant de reconnaître un caractère régulier à cet emploi, la Cour assure la cohérence de sa jurisprudence en alignant le traitement de la fraude sur celui de la précarité juridique, tout en le sanctionnant plus sévèrement.

Cette solution, en liant la régularité de l’emploi à la légalité de l’obtention du titre de séjour, réaffirme un principe fondamental du droit qui trouve une portée particulière dans le contexte de l’application de l’accord d’association.

II. La neutralisation des effets de la fraude dans l’acquisition des droits

En subordonnant l’acquisition des droits prévus par la décision n° 1/80 à l’absence de fraude dans l’obtention du titre de séjour, la Cour de justice consacre l’adage *fraus omnia corrumpit* (A). Cette position a également pour effet de clarifier la portée de la protection accordée aux travailleurs turcs, en la distinguant nettement des limitations d’ordre public (B).

A. La réaffirmation du principe selon lequel la fraude vicie tout

Au cœur de la décision se trouve l’idée qu’un comportement frauduleux ne saurait créer des droits. La Cour énonce clairement qu’il est « exclu que l’exercice d’un emploi sous le couvert d’une autorisation de séjour délivrée à la suite d’un comportement frauduleux ayant donné lieu […] à une condamnation puisse faire naître au profit du travailleur turc des droits ou justifier une confiance légitime dans son chef ». Ce faisant, elle applique un principe général de droit reconnu dans de nombreux ordres juridiques, selon lequel nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude.

Cette position est essentielle pour préserver l’intégrité et l’objectif de l’accord d’association, qui vise à une intégration progressive des travailleurs turcs dans le marché de l’emploi des États membres. Permettre l’acquisition de droits sur la base d’une fraude irait à l’encontre de cet objectif et créerait un précédent dangereux, incitant potentiellement à des abus. En refusant toute reconnaissance juridique à une situation fondée sur la tromperie, la Cour réaffirme que le respect des conditions légales d’entrée et de séjour constitue un prérequis non négociable à l’obtention des droits sociaux prévus par l’accord.

B. Une solution distincte de la clause d’ordre public

En répondant négativement à la première question, la Cour évite d’avoir à se prononcer sur la seconde, relative à la compatibilité d’une expulsion pour motif de prévention générale avec l’article 14 de la décision, qui autorise des limitations pour des raisons d’ordre public. Cette approche est juridiquement significative : la Cour ne justifie pas l’expulsion par une exception d’ordre public, mais constate en amont que le travailleur n’a jamais acquis les droits qu’il invoque. Le fondement d’une éventuelle mesure d’éloignement ne réside donc pas dans une menace que le comportement de l’individu ferait peser sur la société, mais dans l’illégalité de son séjour depuis l’obtention du titre frauduleux.

Cette décision a donc une portée importante. Elle établit que la fraude dans l’obtention du titre de séjour constitue un obstacle dirimant à l’acquisition des droits tirés de l’article 6, paragraphe 1. Il ne s’agit pas d’un arrêt de principe qui redéfinirait largement la notion d’ordre public, mais d’une décision d’espèce dont la solution, fermement ancrée dans les faits, clarifie que l’édifice des droits du travailleur turc ne peut être construit sur des fondations frauduleuses. La protection offerte par l’accord d’association suppose une bonne foi et une légalité initiales que le comportement du requérant a manifestement compromises.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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