Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 5 octobre 1999. – Royaume d’Espagne contre Conseil de l’Union européenne. – Pêche – Règlement portant limitation et répartition entre États membres des possibilités de pêche – Échange de quotas de pêche – Annulation. – Affaire C-179/95.

Par un arrêt rendu en 1998, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’étendue du pouvoir d’appréciation du Conseil dans la mise en œuvre de la politique commune de la pêche, ainsi que les limites du contrôle juridictionnel exercé sur ses actes. En l’espèce, un État membre a contesté la légalité de deux règlements du Conseil. Le premier de ces textes instaurait un total admissible des captures (TAC) commun pour les stocks d’anchois de deux zones maritimes distinctes, les zones CIEM VIII et IX, et prévoyait la cession annuelle d’une partie importante des possibilités de pêche d’un État membre à un autre, pour une pêche exclusive dans les eaux de ce dernier. Le second règlement modifiait les conditions de pêche fixées pour l’année 1995 en autorisant qu’une fraction substantielle du quota d’anchois alloué à un État dans la zone IX puisse être pêchée dans la zone VIII.

L’État membre requérant, historiquement titulaire de la quasi-totalité du quota d’anchois dans la zone VIII, a saisi la Cour d’un recours en annulation contre ces dispositions. Il soutenait que cette réallocation de fait augmentait le volume des captures autorisées dans la zone VIII au-delà du TAC scientifiquement recommandé, compromettant ainsi la conservation des ressources. Il arguait également d’une violation des objectifs de la politique agricole commune, notamment l’exploitation rationnelle des ressources, ainsi que du principe de stabilité relative qui garantit une répartition pérenne des possibilités de pêche entre les États membres pour chaque stock. Le Conseil, soutenu par la Commission, a défendu la validité des règlements en invoquant son large pouvoir d’appréciation pour évaluer des situations économiques complexes et la nécessité de trouver un compromis politique pour l’intégration de nouveaux États membres. Il a précisé que le TAC pour la zone VIII avait été fixé à titre de précaution en l’absence de données scientifiques probantes.

La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si le Conseil pouvait, en l’absence de certitudes scientifiques, autoriser un transfert de possibilités de pêche entre deux zones abritant des stocks biologiquement distincts, et si une telle mesure portait atteinte à l’obligation d’exploitation rationnelle des ressources et au principe de stabilité relative.

La Cour a rejeté le recours, validant l’approche du Conseil. Elle a rappelé que lorsque le Conseil évalue une situation économique complexe, son pouvoir discrétionnaire s’étend non seulement à la nature des mesures à prendre mais aussi à la constatation des données de base. Le contrôle du juge se limite alors à l’examen de l’erreur manifeste d’appréciation, du détournement de pouvoir ou du dépassement manifeste des limites de son pouvoir. La Cour a jugé qu’en l’absence d’indices suffisants démontrant que l’augmentation des captures portait atteinte à l’équilibre biologique des ressources, le Conseil n’avait pas commis d’erreur manifeste. De même, elle a estimé que ni l’obligation d’exploitation rationnelle des ressources ni le principe de stabilité relative n’avaient été méconnus. Il convient d’analyser la confirmation par la Cour d’un large pouvoir d’appréciation du Conseil sous un contrôle juridictionnel restreint (I), avant d’examiner l’application flexible des principes fondamentaux de la politique commune de la pêche (II).

I. La consécration d’un large pouvoir d’appréciation du Conseil sous un contrôle juridictionnel restreint

L’arrêt illustre la marge de manœuvre considérable dont dispose le Conseil lorsqu’il légifère en matière de politique commune, particulièrement face à des incertitudes techniques. La Cour confirme que cette latitude s’applique tant à l’établissement des faits (A) qu’à la définition des mesures de gestion, ce qui justifie en retour un contrôle juridictionnel strictement encadré (B).

A. Une appréciation étendue face à l’incertitude scientifique

Le Conseil, pour fixer les totaux admissibles de captures, doit concilier des objectifs parfois contradictoires, tels que la conservation des ressources, la stabilité économique des flottes de pêche et l’approvisionnement des marchés. La Cour reconnaît que cette mission implique l’évaluation d’une « situation économique complexe ». En l’espèce, le TAC initial pour l’anchois dans la zone VIII n’était pas fondé sur une analyse scientifique analytique précise, mais fixé « à titre de précaution ». Cette distinction est essentielle, car elle confère au Conseil une plus grande flexibilité.

L’État requérant soutenait que toute augmentation des possibilités de pêche devait être justifiée par un nouveau rapport scientifique. La Cour écarte cet argument en rappelant que si l’article 4 du règlement de base n° 3760/92 prévoit que les mesures sont élaborées « à la lumière des analyses biologiques, socio-économiques et techniques disponibles », l’absence ou le caractère non concluant de ces analyses n’interdit pas au Conseil d’agir. Elle précise même que dans de telles circonstances, l’institution peut non seulement adopter des mesures plus rigoureuses, mais aussi autoriser « avec la prudence qui s’impose, un plus large accès aux ressources de pêche ». L’arrêt renverse ainsi la charge de la preuve : il n’appartient pas au Conseil de justifier scientifiquement chaque ajustement, mais au requérant de fournir des « indices suffisants » que la mesure adoptée « porte atteinte à l’équilibre biologique des ressources en cause ». Cette approche pragmatique reconnaît que la gestion des pêches est autant une affaire de choix politique et économique que de certitude biologique.

B. Un contrôle juridictionnel limité à l’erreur manifeste

Conséquence directe de ce large pouvoir d’appréciation, le contrôle exercé par la Cour se veut délibérément restreint. L’arrêt réaffirme une jurisprudence constante selon laquelle le juge communautaire ne substitue pas son appréciation à celle du législateur. Son contrôle se limite à vérifier si l’institution n’a pas commis « une erreur manifeste ou un détournement de pouvoir ou si l’autorité en question n’a pas manifestement dépassé les limites de son pouvoir d’appréciation ».

En l’espèce, l’augmentation de 5 008 tonnes des captures potentielles dans la zone VIII n’a pas été jugée comme constituant une telle erreur. La Cour estime que, faute de preuve d’un danger pour le stock, cette mesure relève du choix opéré par le Conseil pour répondre à des « graves problèmes affectant la pêche de l’anchois » et pour faciliter un « compromis laborieusement élaboré ». Le contrôle de la Cour ne porte donc pas sur l’opportunité de la mesure, mais uniquement sur sa rationalité apparente et son absence d’arbitraire. Cette retenue jurisprudentielle est fondamentale pour préserver la capacité des institutions politiques à arbitrer entre des intérêts divergents dans des domaines techniques et sensibles, où la décision parfaite est souvent inaccessible.

Cette confirmation du pouvoir discrétionnaire du Conseil a permis à celui-ci de procéder à une interprétation souple des principes cardinaux de la politique commune de la pêche.

II. Une application assouplie des principes fondamentaux de la politique commune de la pêche

L’arrêt se prononce sur deux principes structurants de la politique commune de la pêche : l’obligation d’une exploitation rationnelle des ressources (A) et le principe de stabilité relative (B). Dans les deux cas, la Cour privilégie une interprétation qui favorise la flexibilité de la gestion au détriment d’une application rigide.

A. La redéfinition de l’exploitation rationnelle des ressources

Le gouvernement requérant avançait un argument de nature biologique : les stocks d’anchois des zones VIII et IX étant distincts, leur gestion conjointe par le biais d’un TAC commun et d’un transfert de quota était contraire à l’objectif d’« exploitation rationnelle et responsable des ressources » visé à l’article 2 du règlement n° 3760/92. Cet objectif semblerait imposer une gestion adaptée à chaque unité de stock biologique.

La Cour réfute cette lecture. Elle admet la différenciation biologique des stocks mais considère que, en l’absence de preuve d’une atteinte à l’équilibre des ressources dans la zone VIII, « le Conseil a pu édicter à bon droit des mesures comportant la gestion conjointe des deux stocks ». La rationalité de l’exploitation n’est donc pas appréciée au regard d’une orthodoxie scientifique, mais en fonction de ses conséquences concrètes sur la durabilité de la ressource. Tant que la viabilité du stock n’est pas manifestement menacée, le Conseil dispose de la faculté de définir des unités de gestion qui ne correspondent pas strictement aux unités biologiques, si des considérations d’ordre socio-économique ou politique le justifient. Cette solution consacre une vision pragmatique où l’unité administrative de gestion prime sur l’unité biologique, sauf péril avéré.

B. La flexibilité reconnue au principe de stabilité relative

Le principe de stabilité relative, énoncé à l’article 8 du règlement de base, est une clé de voûte de la politique commune de la pêche. Il vise à garantir à chaque État membre une part fixe des possibilités de pêche pour un stock donné, assurant ainsi la prévisibilité nécessaire à son secteur de la pêche. Le requérant soutenait que la mesure attaquée violait ce principe en introduisant dans la zone VIII un quota au profit d’un État qui n’y avait historiquement aucun droit, altérant ainsi la répartition établie (90 % pour l’un, 10 % pour l’autre).

La Cour rejette également ce moyen en s’appuyant sur une lecture combinée des textes. Elle relève d’abord que l’article 8 lui-même prévoit que des « échanges réguliers de quotas » peuvent affecter le principe de stabilité relative. Ensuite, elle note que l’article 9 du même règlement autorise expressément les États membres à échanger leurs possibilités de pêche. Enfin et surtout, elle souligne que l’échange en cause a été formalisé par des règlements du Conseil, adoptés sur le même fondement juridique que le règlement de base, et qu’il s’inscrivait dans le cadre d’un TAC désormais commun aux deux zones. Dès lors, l’opération ne portait pas préjudice aux droits des États non-participants, puisque le quota de l’État requérant dans la zone VIII restait inchangé. La Cour en déduit que le principe de stabilité relative « ne fait pas obstacle à des échanges ultérieurs, pourvu que l’équilibre total des parts soit respecté ». La stabilité est donc à comprendre de manière globale et non comme une interdiction absolue de toute évolution dans la répartition effective des captures au sein d’une zone donnée, dès lors que les droits formellement alloués à chacun sont préservés et que l’opération est validée par un acte de même rang.

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Hassan KOHEN
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