Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 6 juillet 2000. – Margrit Dietrich contre Westdeutscher Rundfunk. – Demande de décision préjudicielle: Arbeitsgericht Siegen – Allemagne. – Directive 90/270/CEE concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé relatives au travail sur des équipements à écran de visualisation – Champ d’application – Notion d’écran de visualisation au regard de l’article 2 – Notion de postes de conduite de véhicules ou d’engins au regard de l’article 1. – Affaire C-11/99.

L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 4 octobre 2001 se prononce sur l’interprétation de la directive 90/270/CEE, qui fixe les prescriptions minimales de sécurité et de santé pour le travail sur des équipements à écran de visualisation. Cette décision a été suscitée par un litige opposant une salariée, technicienne de montage pour un organisme de radiodiffusion, à son employeur. L’activité de la salariée consistait à sélectionner et traiter des documents filmés, sous forme analogique ou numérisée, sur plusieurs moniteurs, en vue de la réalisation d’émissions de télévision. Elle soutenait que son poste de travail relevait du champ d’application de la directive et demandait, en conséquence, l’organisation de pauses périodiques. L’employeur s’y opposait, arguant que les écrans affichant des séquences animées ne constituaient pas des « écrans graphiques » au sens de la directive, et que l’activité relevait en tout état de cause de la « conduite d’engins », une activité explicitement exclue du champ d’application du texte. Saisie d’un renvoi préjudiciel par la juridiction allemande compétente, la Cour était amenée à clarifier si la protection offerte par la directive s’étendait à un travail de montage vidéo impliquant une utilisation intensive d’écrans. La question posée était double : d’une part, la notion d’« écran graphique » doit-elle être interprétée comme incluant les moniteurs qui affichent des enregistrements de films ? D’autre part, une telle activité de montage peut-elle être qualifiée de « poste de conduite d’engins », justifiant son exclusion du régime protecteur ? La Cour de justice a répondu que la notion d’« écran graphique » doit être interprétée de manière large pour viser les écrans affichant des films, qu’ils soient sous forme analogique ou numérisée. Parallèlement, elle a jugé que la notion de « poste de conduite d’engins », constituant une exception, doit faire l’objet d’une interprétation stricte et ne saurait viser une activité de montage télévisuel. L’analyse de la Cour repose sur une interprétation téléologique qui assure la primauté de l’objectif de protection des travailleurs (I), consacrant ainsi une conception extensive du champ d’application de la directive dont il convient d’apprécier la portée (II).

I. La consécration d’une interprétation téléologique extensive

La Cour de justice fonde sa décision sur une méthode d’interprétation finaliste, qui la conduit à définir largement le champ d’application de la directive (A) tout en interprétant de manière restrictive les exceptions prévues par le texte (B).

A. L’interprétation large de la notion d’« écran graphique »

L’employeur soutenait une lecture littérale et restrictive de la notion d’« écran graphique », la limitant à la représentation de dessins ou de caractères fixes, excluant de ce fait les images animées d’un film. La Cour écarte cette analyse en se fondant sur la finalité même de la directive, qui est d’assurer « la sécurité et la santé des travailleurs ». Elle en déduit que le respect des prescriptions minimales de sécurité « s’impose quel que soit le type d’images visualisées sur l’écran ». Le raisonnement de la Cour est donc pragmatique : le risque pour la santé du travailleur, notamment la fatigue visuelle et la charge mentale, n’est pas lié à la nature statique ou animée de l’image, mais bien à l’utilisation soutenue de l’écran. Une interprétation qui exclurait le montage vidéo du bénéfice de la directive priverait celle-ci d’une part significative de son effet utile, en laissant sans protection des travailleurs exposés à des risques identiques, voire supérieurs, à ceux visés par une définition plus étroite.

En précisant que sa solution vaut que les enregistrements se présentent sous une forme « analogique ou numérisée », la Cour renforce la portée de son interprétation. Elle démontre une volonté de neutralité technologique, en se référant à la mention de l’article 2 de la directive qui vise les écrans « quel que soit le procédé d’affichage utilisé ». Cette approche garantit la pérennité de la protection face aux évolutions techniques, en se concentrant sur la fonction de l’équipement et son impact sur le travailleur plutôt que sur ses spécificités techniques. La définition de l’écran de visualisation devient ainsi fonctionnelle, déterminée par l’usage qui en est fait dans le cadre du poste de travail.

B. L’interprétation stricte de la notion de « poste de conduite d’engins »

Après avoir inclus le poste de travail de la salariée dans le champ d’application général de la directive, la Cour examine si celui-ci peut néanmoins en être exclu au titre de l’exception relative aux « postes de conduite de véhicules ou d’engins ». Conformément à une jurisprudence constante, les dispositions qui dérogent à un principe général de protection doivent faire l’objet d’une interprétation stricte. La Cour applique rigoureusement ce principe en affirmant que « la notion de ‘postes de conduite de véhicules ou d’engins’, en tant qu’elle constitue une exception au champ d’application de la directive 90/270, doit, en tout état de cause, recevoir une interprétation stricte ». Elle refuse ainsi d’assimiler le pupitre de montage d’un technicien à un poste de commande d’une machine de production.

Pour justifier cette interprétation, la Cour analyse la nature de l’activité exercée. Elle relève qu’une telle activité exige non seulement des manipulations techniques, mais également un « suivi visuel et auditif » constant, ainsi que des « prestations intellectuelles et créatrices » qui sollicitent de manière intense la vue et l’ouïe. La charge de travail sur écran est donc particulièrement contraignante, potentiellement plus que celle d’un poste de bureau classique qui, lui, relève sans conteste de la directive. Exclure un tel poste de la protection serait donc contraire à la logique et à l’objectif de santé au travail poursuivi par le législateur communautaire. La Cour conclut que l’exception ne vise pas une activité sur écran effectuée de manière aussi soutenue et complexe, consolidant une vision protectrice du travailleur.

Cette interprétation finaliste, qui privilégie l’esprit du texte sur sa lettre, a des conséquences notables sur la valeur et la portée de la protection accordée aux travailleurs.

II. La portée d’une solution protectrice et adaptée aux réalités du travail

L’arrêt se distingue par sa valeur pragmatique, qui garantit une protection effective des travailleurs (A), et par sa portée de principe, qui assure la pertinence durable de la directive face aux mutations technologiques (B).

A. La valeur d’une approche pragmatique centrée sur la santé du travailleur

La valeur de cet arrêt réside principalement dans son approche concrète des risques professionnels. En refusant de s’engager dans un débat sémantique sur les termes « graphique » ou « engin », la Cour ancre son raisonnement dans la réalité du travail et ses conséquences sur la santé. Elle reconnaît implicitement que toute activité impliquant une concentration prolongée sur un écran, quelle que soit la nature du contenu affiché, génère des risques similaires en termes de fatigue visuelle, de troubles musculo-squelettiques et de charge mentale. La solution retenue est donc empreinte de cohérence : il serait paradoxal de protéger un employé de bureau effectuant de la saisie de données tout en excluant un monteur vidéo dont l’activité visuelle est encore plus intense et complexe.

Cette approche pragmatique renforce la sécurité juridique pour les travailleurs et les employeurs. En clarifiant que le critère pertinent est l’utilisation soutenue de l’écran dans le cadre de l’activité professionnelle, la Cour fournit une ligne directrice claire. Elle prévient les tentatives de contournement de la directive par des interprétations formalistes ou des distinctions artificielles fondées sur la nature des tâches. La décision favorise ainsi une application uniforme du droit de l’Union, en alignant la protection juridique sur les risques réels encourus par une large catégorie de travailleurs, bien au-delà du seul secteur de la radiodiffusion.

B. La portée d’un arrêt de principe à l’épreuve des évolutions technologiques

En adoptant une interprétation large et technologiquement neutre, la Cour confère à sa décision le caractère d’un arrêt de principe. La solution n’est pas une simple décision d’espèce limitée aux faits du litige, mais elle établit une méthode d’interprétation vocation à s’appliquer à toutes les situations futures où de nouvelles formes de travail sur écran apparaîtront. L’affirmation selon laquelle la protection s’applique « quel que soit le type d’images visualisées » et « quel que soit le procédé d’affichage utilisé » est fondamentale. Elle garantit que la directive 90/270/CEE, bien que conçue à une époque où le travail sur écran était principalement administratif, reste pertinente à l’ère du numérique généralisé.

La portée de cet arrêt s’étend potentiellement à de nombreux secteurs et professions qui n’existaient pas ou étaient marginaux au début des années 1990 : graphistes multimédia, modélisateurs 3D, contrôleurs aériens utilisant des interfaces numériques, ou encore professionnels de la surveillance vidéo. En posant le principe que c’est l’intensité de l’interaction avec l’écran qui déclenche la protection, et non la nature de la tâche, la Cour assure l’adaptabilité du droit existant. Elle évite ainsi la nécessité d’une révision législative constante pour suivre le rythme des innovations, affirmant la capacité du droit de l’Union à encadrer durablement les conditions de travail dans une économie en perpétuelle mutation.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture