Par un arrêt rendu dans le cadre d’un recours en manquement, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de la liberté de prestation de services. En l’espèce, la législation d’un État membre soumettait l’exercice de l’activité de fourniture de travail temporaire à plusieurs conditions. Elle imposait notamment aux entreprises, y compris celles établies dans d’autres États membres, de disposer d’un siège social ou d’une succursale sur le territoire national. De surcroît, ces entreprises devaient constituer une caution financière auprès d’un établissement de crédit ayant également son siège ou une succursale dans cet État.
La Commission, estimant que ces exigences constituaient des entraves injustifiées à la libre prestation des services et à la libre circulation des capitaux, a engagé une procédure en manquement. L’État membre a défendu sa réglementation en invoquant la nécessité de protéger les travailleurs, un objectif relevant de l’ordre public. La Commission n’a pas été convaincue par ces justifications et, après l’émission d’un avis motivé resté sans réponse satisfaisante, elle a saisi la Cour de justice.
Il était donc demandé à la Cour de déterminer si l’obligation pour un prestataire de services d’avoir un établissement stable dans l’État membre d’accueil, ainsi que l’exigence de déposer une garantie auprès d’une banque localement établie, constituaient des restrictions contraires aux articles 49 CE et 56 CE.
La Cour a constaté le manquement de l’État membre. Elle a jugé que l’obligation d’établissement permanent sur le territoire national constituait « la négation même de la liberté fondamentale de prestation des services ». Elle a également considéré que l’exigence d’une caution, sans tenir compte des garanties déjà fournies dans l’État d’origine, et l’obligation de la constituer auprès d’un établissement local, représentaient des restrictions disproportionnées tant à la libre prestation des services qu’à la libre circulation des capitaux. L’analyse de la Cour réaffirme ainsi les conditions strictes encadrant les restrictions aux libertés fondamentales (I), tout en soulignant le rôle central du principe de proportionnalité dans l’arbitrage entre l’intégration du marché et les intérêts nationaux (II).
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I. La réaffirmation des conditions strictes de restriction des libertés fondamentales
La Cour rappelle avec fermeté que les libertés de circulation constituent le principe, et leurs restrictions, l’exception. Elle applique cette logique tant à l’exigence d’un établissement stable, qui anéantit la prestation de service (A), qu’à l’obligation de garantie financière, qui constitue une double restriction (B).
A. La négation de la libre prestation de services par l’exigence d’un établissement permanent
L’obligation pour une entreprise de disposer d’un siège social ou d’une succursale dans l’État membre où elle souhaite offrir ses services est directement contraire à l’esprit du traité. La Cour souligne que cette condition « rend impossible la prestation, dans ledit État membre, de services par des entreprises établies dans d’autres États membres ». Une telle exigence supprime la distinction même entre la liberté d’établissement et la libre prestation de services, cette dernière ayant précisément pour objet de permettre à un opérateur d’offrir ses services de manière transfrontalière sans avoir à s’implanter physiquement.
En jugeant qu’une telle mesure est « la négation même de la liberté fondamentale de prestation des services », la Cour réitère une jurisprudence établie selon laquelle une exigence d’établissement permanent ne saurait être une restriction admissible, mais bien une interdiction pure et simple. Pour qu’une telle mesure soit exceptionnellement acceptée, il faudrait démontrer qu’elle constitue une « condition indispensable pour atteindre l’objectif recherché ». C’est donc un contrôle de nécessité très strict qui est appliqué, et que la mesure litigieuse ne pouvait satisfaire.
B. La double restriction aux services et aux capitaux par l’obligation de garantie financière
La Cour examine ensuite la seconde exigence relative à la constitution d’une caution. Elle identifie une première restriction à la libre prestation de services dans l’obligation même de déposer cette garantie. En effet, une telle mesure est susceptible de faire double emploi avec les obligations déjà remplies par le prestataire dans son État membre d’origine. La législation nationale en cause ne prévoyait aucune prise en compte de garanties équivalentes, imposant ainsi une charge supplémentaire et discriminatoire aux entreprises étrangères.
De plus, la Cour relève une seconde restriction, qui touche à la fois la libre prestation de services et la libre circulation des capitaux. L’obligation de constituer cette caution auprès d’un établissement de crédit ayant son siège ou une succursale sur le territoire national restreint la capacité des entreprises à recourir à des banques établies dans d’autres États membres. Elle constitue par ailleurs une discrimination à l’encontre de ces mêmes établissements de crédit, qui se voient privés de la possibilité de fournir leurs services. Cette facette de la mesure est donc condamnée au titre des articles 49 CE et 56 CE.
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II. La centralité de la proportionnalité dans l’équilibre entre intégration et intérêts nationaux
Si la Cour reconnaît en principe la légitimité de l’objectif de protection des travailleurs, elle en contrôle rigoureusement la mise en œuvre. L’insuffisance des justifications avancées par l’État membre est démontrée par une application stricte du test de proportionnalité (A), ce qui confirme la primauté d’un espace juridique européen unifié sur les réflexes protectionnistes nationaux (B).
A. Le contrôle strict de la proportionnalité des mesures nationales
L’État membre défendeur invoquait la protection des travailleurs comme une raison impérieuse d’intérêt général susceptible de justifier les restrictions. La Cour ne conteste pas la validité de cet objectif, qu’elle a déjà reconnu dans sa jurisprudence comme pouvant légitimer certaines limitations aux libertés fondamentales. Cependant, elle rappelle que les mesures prises doivent être nécessaires et proportionnées au but poursuivi. Or, en l’espèce, les exigences nationales excédaient manifestement ce qui était nécessaire.
Concernant l’obligation d’établissement, la Cour estime que des mécanismes moins contraignants existent pour protéger les travailleurs. Elle note par exemple qu’en vertu des règles de compétence judiciaire, un travailleur peut attraire son employeur devant les juridictions de l’État où il accomplit habituellement son travail. L’argument de la difficulté d’engager des poursuites à l’étranger est ainsi écarté. De même, l’obligation de déposer une caution sans tenir compte des garanties existantes est jugée disproportionnée, car elle ne recherche pas la solution la plus simple pour atteindre l’objectif de protection sociale.
B. La primauté de l’espace juridique unifié contre le protectionnisme
Au-delà de la technique juridique, l’arrêt illustre la fonction du droit de l’Union comme instrument de lutte contre le protectionnisme déguisé. L’exigence de recourir à une banque établie sur le territoire national pour déposer une caution n’a pas de lien direct avec la protection des travailleurs, puisque le coût de la garantie incombe à l’entreprise. Cette condition vise en réalité à favoriser les établissements de crédit nationaux, ce qui est précisément le type de cloisonnement de marché que le traité cherche à abolir.
En sanctionnant une telle législation, la Cour réaffirme que les États membres ne peuvent invoquer des objectifs d’intérêt général pour mettre en œuvre des mesures qui, sous couvert de protection, ont pour effet de réserver le marché national à leurs propres opérateurs. La solution repose sur la confiance mutuelle entre les systèmes juridiques et de garantie des États membres, pierre angulaire du marché intérieur. La décision rappelle ainsi que la protection des travailleurs doit être assurée par des moyens compatibles avec les principes fondamentaux d’un espace économique et juridique intégré.