L’arrêt rendu par la sixième chambre de la Cour de justice des Communautés européennes le 16 mars 1994 se prononce sur la recevabilité du recours en annulation formé par une société établie à Hong Kong à l’encontre d’un règlement antidumping. Cette décision illustre les conditions strictes d’ouverture du prétoire de l’Union aux personnes morales dans le cadre du contentieux de la politique commerciale commune.
En l’espèce, une fédération européenne de fabricants avait déposé une plainte en novembre 1989, sollicitant l’ouverture d’une procédure antidumping sur les importations de briquets provenant notamment de la république populaire de Chine. La plainte désignait nommément un producteur établi sur le territoire chinois. Suite à l’ouverture de la procédure en avril 1990, un questionnaire fut adressé à ce producteur chinois. Une réponse fut transmise par une société de droit hongkongais, se présentant comme le bureau de vente du producteur et demandant que la correspondance lui soit adressée. Après enquête, la Commission des Communautés européennes institua un droit antidumping provisoire par un règlement de mai 1991, puis le Conseil adopta un règlement en novembre 1991 instituant un droit définitif de 16,9 % sur les importations de briquets originaires de la république populaire de Chine.
La société de Hong Kong introduisit alors un recours en annulation contre ce règlement définitif, sur le fondement de l’article 173, deuxième alinéa, du traité CEE. Elle soutenait être directement et individuellement concernée par l’acte attaqué, arguant de son lien d’interdépendance avec le producteur chinois, de son rôle d’exportateur exclusif et de sa participation active à la procédure administrative. Le Conseil, soutenu par la Commission et la fédération de fabricants intervenant à la cause, souleva une exception d’irrecevabilité, considérant que la société requérante n’était pas visée par le règlement qui ne concernait que les produits originaires de Chine, et non de Hong Kong.
Il revenait donc à la Cour de justice de déterminer si une société, formellement établie dans un pays tiers non visé par une mesure antidumping, pouvait être considérée comme individuellement concernée par un règlement instituant un tel droit au motif qu’elle aurait fonctionné comme le bras commercial d’un producteur situé, lui, dans le pays visé.
La Cour de justice déclare le recours irrecevable. Elle juge que la société requérante n’est pas individuellement concernée par le règlement litigieux. Pour parvenir à cette conclusion, les juges estiment que la participation de cette société à la procédure administrative s’est limitée à un rôle de transmission de documents entre la Commission et l’entreprise productrice chinoise, ce qui ne suffit pas à la distinguer de tout autre opérateur économique.
Cette solution conduit à s’interroger sur l’interprétation restrictive des conditions de recevabilité du recours en annulation pour les opérateurs économiques (I), laquelle confirme une approche formaliste de la procédure antidumping qui peut s’écarter de la réalité des montages commerciaux internationaux (II).
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I. Le rejet d’une conception extensive de l’affectation individuelle
La Cour de justice, pour déclarer le recours irrecevable, s’appuie sur une application rigoureuse de sa jurisprudence antérieure concernant l’affectation individuelle. Elle refuse de considérer que la participation de la société requérante à l’enquête suffisait à lui conférer un intérêt à agir (A), la réduisant à un simple rouage procédural sans qualité propre pour contester l’acte final (B).
A. Une tentative d’assimilation aux opérateurs directement visés par la procédure
La jurisprudence constante reconnaît qu’un règlement antidumping, bien que de nature normative, peut concerner individuellement certains opérateurs. Tel est le cas des entreprises « productrices et exportatrices démontrant qu’elles ont été identifiées dans les actes de la Commission ou du Conseil ou concernées par les actes préparatoires ». C’est sur ce fondement que la société requérante cherchait à établir sa qualité pour agir, en faisant valoir son implication dès le début de l’enquête administrative. Elle mettait en avant le fait d’avoir répondu au questionnaire de la Commission, présenté des observations écrites et participé aux auditions, se considérant ainsi comme un interlocuteur privilégié des institutions communautaires.
Par cette argumentation, la requérante tentait de démontrer que, bien que juridiquement distincte et géographiquement séparée du producteur chinois, elle formait avec lui une seule entité économique aux fins de l’exportation vers la Communauté. Son rôle n’était pas celui d’un simple intermédiaire indépendant, mais celui d’un exportateur intégré, seul responsable de la commercialisation de la totalité de la production. Dans cette optique, les mesures frappant les produits fabriqués en Chine l’affectaient de manière aussi directe et certaine que le producteur lui-même. Cependant, la Cour n’a pas suivi ce raisonnement fondé sur la réalité économique des liens entre les deux sociétés.
B. La réduction du rôle de l’entreprise requérante à une simple fonction d’intermédiaire
La Cour écarte l’argumentation de la requérante en procédant à une qualification stricte de son intervention. Elle considère que la société n’a pas été elle-même « concernée par les actes préparatoires », car l’enquête visait les importations originaires de la république populaire de Chine, et non de Hong Kong. Le fait que la correspondance ait transité par ses bureaux est jugé insuffisant pour la distinguer. La Cour retient une formule décisive en affirmant que la requérante est intervenue comme « simple organe de transmission établi à Hong Kong pour faciliter la correspondance entre les services de la Commission et Gao Yao Chine ».
Cette qualification minimale de son rôle est déterminante. La Cour précise que le devoir de la Commission est d’obtenir « toutes les informations nécessaires à l’enquête, quelle que soit la source de ces informations ». En conséquence, le fait d’accepter des documents provenant d’une entité située à Hong Kong ne vaut pas reconnaissance de cette dernière comme partie prenante à la procédure. Son intervention n’est pas celle d’un exportateur concerné au premier chef, mais celle d’un simple canal de communication. Dès lors, elle ne peut se prévaloir d’une situation factuelle particulière qui la différencierait de tous les autres sujets de droit et justifierait son intérêt à agir.
II. La confirmation d’une approche formaliste de la recevabilité en matière d’antidumping
La solution retenue par la Cour de justice, si elle offre une prévisibilité certaine, consacre une approche formaliste de l’intérêt à agir. Cette approche privilégie la lettre des règlements au détriment d’une appréhension globale des structures économiques (A), et souligne la spécificité des procédures antidumping engagées à l’encontre des pays à économie non marchande (B).
A. Une solution garante de la sécurité juridique au détriment de la réalité économique
En refusant de prendre en considération les liens capitalistiques et contractuels unissant le producteur chinois et son bureau de vente à Hong Kong, la Cour privilégie le critère de l’origine du produit. Le règlement attaqué vise les briquets « originaires de la république populaire de Chine ». Pour la Cour, seule une entité produisant ou exportant depuis ce territoire peut être individuellement concernée. Une telle lecture assure une grande sécurité juridique : le champ d’application subjectif du contentieux antidumping est clairement délimité par l’origine géographique des marchandises. Cela évite une extension potentiellement illimitée des recours à toutes les sociétés d’un groupe international qui participeraient, de près ou de loin, à la commercialisation des produits.
Toutefois, cette approche peut paraître déconnectée des réalités du commerce international, où les structures de production et de distribution sont souvent éclatées entre plusieurs pays pour des raisons d’optimisation fiscale ou logistique. En l’espèce, il semblait établi que la société de Hong Kong était la seule interface commerciale du producteur chinois pour l’export. En lui déniant la qualité pour agir, la Cour la prive de toute voie de droit directe pour contester une mesure qui affecte pourtant directement son activité commerciale et ses résultats financiers. La décision illustre ainsi la tension entre la nécessité d’un contrôle juridictionnel effectif et la volonté de ne pas paralyser l’action administrative par une multiplication des recours.
B. La portée de la décision à l’égard des structures commerciales complexes
La portée de cet arrêt réside dans le message clair qu’il adresse aux entreprises utilisant des montages commerciaux complexes. Le simple fait de servir de plateforme d’exportation depuis un pays tiers non visé par l’enquête ne suffit pas à créer un intérêt à agir contre les mesures antidumping. Pour être recevable, l’entreprise doit démontrer plus qu’une simple participation à la collecte d’informations ; elle doit être elle-même visée par les actes préparatoires en tant que producteur ou exportateur du pays concerné. La décision renforce également la logique propre aux enquêtes visant les pays à économie non marchande.
Comme le souligne la Commission dans ses observations, la procédure conduit dans ce cas à la fixation d’un « droit antidumping unique pour tout le pays », car les prix à l’exportation sont présumés coordonnés par un contrôle central. Un traitement individuel n’est possible que si les exportateurs prouvent leur indépendance vis-à-vis de l’État. Dans ce contexte, la Cour se montre peu encline à reconnaître un intérêt à agir à une société tierce qui, en se présentant comme le prolongement d’un producteur chinois, ne démontre pas une telle indépendance. L’arrêt confirme ainsi qu’en matière antidumping, le critère juridique de l’origine prime sur les considérations liées à la structure économique des groupes de sociétés.