Par un arrêt du 8 mars 2007, la Cour de justice des Communautés européennes, statuant sur pourvoi, a été amenée à se prononcer sur l’étendue des droits de la défense dans le cadre d’une procédure en matière de concurrence, ainsi que sur les limites de son propre contrôle juridictionnel. En l’espèce, la Commission des Communautés européennes avait, par une décision du 23 avril 1986, constaté l’existence d’une entente sur le marché du polypropylène, en violation de l’article 85 du traité CEE. Plusieurs producteurs, dont une société de taille moyenne, se sont ainsi vu infliger d’importantes amendes pour avoir participé à un accord visant à fixer des prix cibles et à se répartir le marché. La société en question a formé un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal de première instance. Ce dernier a toutefois rejeté le recours par un arrêt du 17 décembre 1991, confirmant l’essentiel des griefs et le montant de la sanction. C’est dans ce contexte que la société a formé un pourvoi devant la Cour de justice, invoquant plusieurs moyens, notamment une violation de ses droits de la défense au cours de la procédure administrative, la Commission lui ayant refusé l’accès aux réponses des autres entreprises mises en cause. Se posait ainsi principalement la question de savoir si le refus d’accès à certains documents du dossier durant la phase administrative constituait une violation substantielle des droits de la défense justifiant l’annulation de la décision, et dans quelle mesure la Cour de justice pouvait réexaminer l’appréciation des faits et le montant de l’amende fixée par les juridictions inférieures. La Cour de justice a rejeté le pourvoi dans son intégralité, considérant qu’une violation du droit d’accès au dossier n’entraîne l’annulation de la décision que si l’entreprise démontre que les documents non communiqués auraient pu être utiles à sa défense. Elle a également réaffirmé la limitation de son contrôle aux seules questions de droit, excluant toute réappréciation des faits ou du montant de l’amende pour des motifs d’équité.
La solution retenue par la Cour de justice témoigne d’une conception pragmatique des droits de la défense, dont l’exercice est conditionné par une exigence d’utilité concrète (I), tout en réaffirmant fermement les limites de son office de juge de cassation en matière de concurrence (II).
I. La consécration d’une conception pragmatique des droits de la défense
L’arrêt apporte une précision essentielle quant aux conséquences d’une atteinte au droit d’accès au dossier. Si ce droit est réaffirmé comme un principe fondamental de la procédure en matière de concurrence (A), sa violation n’est sanctionnée par l’annulation que sous des conditions strictes, subordonnant la sanction à la preuve de son utilité pour la défense (B).
A. La réaffirmation du droit d’accès au dossier comme un principe fondamental
La Cour rappelle avec force la finalité du droit d’accès au dossier dans les affaires de concurrence. Ce droit vise à garantir un exercice effectif des droits de la défense, en particulier le droit d’être entendu. Elle énonce clairement que « l’accès au dossier dans les affaires de concurrence a notamment pour objet de permettre aux destinataires d’une communication des griefs de prendre connaissance des éléments de preuve figurant dans le dossier de la Commission, afin qu’ils puissent se prononcer utilement, sur la base de ces éléments, sur les conclusions auxquelles la Commission est parvenue dans sa communication des griefs ». Cette règle garantit que la procédure devant la Commission revêt un caractère contradictoire, permettant à l’entreprise mise en cause de discuter la pertinence des pièces retenues à son encontre. L’accès ne se limite pas aux seuls documents à charge, mais doit s’étendre aux éléments à décharge que la Commission aurait pu recueillir. En l’espèce, la requérante soutenait que le refus de lui communiquer les réponses des autres producteurs à la communication des griefs constituait en soi une violation irrémédiable de ses droits. En principe, une telle irrégularité procédurale, survenant durant la phase administrative, ne saurait être purgée par un accès ultérieur au stade contentieux, car elle prive l’entreprise de la possibilité de présenter ses observations de manière complète devant l’autorité de poursuite.
Toutefois, la Cour ne s’en tient pas à cette seule constatation de principe et module la sanction attachée à cette violation.
B. La subordination de l’annulation à la preuve de l’utilité des documents non communiqués
La Cour de justice introduit une nuance de taille qui conditionne la portée effective du droit d’accès au dossier. Elle juge en effet qu’une irrégularité procédurale, même avérée, n’emporte pas automatiquement l’annulation de la décision finale. Pour qu’une telle conséquence radicale soit prononcée, l’entreprise doit rapporter la preuve que l’issue de la procédure aurait pu être différente. La Cour précise qu’« une telle violation n’entraîne l’annulation de la décision considérée que si l’entreprise concernée démontre qu’elle aurait pu utiliser pour sa défense les documents dont l’accès lui a été refusé ». Cette solution pragmatique vise à éviter que des décisions de la Commission, bien-fondées sur le fond, ne soient annulées pour des vices de procédure purement formels et sans incidence réelle sur la situation de l’entreprise. En l’espèce, la requérante avait eu accès aux documents litigieux durant la procédure devant le Tribunal de première instance et n’avait pas été en mesure d’en tirer un quelconque élément à décharge. Ce faisant, elle avait implicitement reconnu leur inutilité pour sa défense. La charge de la preuve repose donc sur l’entreprise, qui ne peut se contenter d’invoquer une violation abstraite de ses droits. Elle doit démontrer concrètement en quoi les documents non communiqués auraient pu servir sa cause, sans pour autant devoir prouver que la décision aurait été différente.
Cette approche pragmatique se double d’une conception stricte de la répartition des compétences entre les différents degrés de juridiction.
II. La réaffirmation des limites du contrôle du juge du pourvoi
Au-delà de la question des droits de la défense, l’arrêt est une illustration classique de l’office de la Cour de justice en tant que juge de cassation. Elle refuse de s’aventurer sur le terrain de l’appréciation des faits, qui relève de la compétence exclusive du Tribunal de première instance (A), et se déclare incompétente pour réviser le montant de la sanction pour des motifs d’équité (B).
A. Le refus de contrôler l’appréciation des faits
La société requérante contestait sa participation à un système de quotas pour certaines années, arguant d’une contradiction entre les constatations du Tribunal et les éléments de preuve. Elle soutenait notamment que son refus de communiquer ses propres chiffres de vente aurait dû conduire à l’écarter de l’infraction de surveillance mutuelle des ventes. La Cour de justice écarte ce moyen en rappelant les limites de sa saisine. Le pourvoi est limité aux questions de droit, ce qui exclut en principe toute réappréciation des faits tels qu’ils ont été souverainement établis par les juges du fond, sauf cas de dénaturation des éléments de preuve. La Cour estime que le Tribunal a pu, sans commettre d’erreur de droit, déduire la participation de l’entreprise au système de quotas du faisceau d’indices dont il disposait, même en l’absence de communication directe de ses chiffres de vente. La cohérence du raisonnement du Tribunal et l’absence de dénaturation des faits suffisent à mettre son appréciation à l’abri de la censure de la Cour. Cette dernière confirme ainsi la répartition des rôles entre elle et le Tribunal, ce dernier étant le juge du fait et du droit, tandis que la Cour n’est que le juge du droit.
Cette même logique de retenue s’applique avec une rigueur particulière à l’appréciation du montant de l’amende.
B. Le refus de réévaluer le montant de l’amende
La requérante demandait à la Cour d’annuler ou de réduire l’amende qui lui avait été infligée, estimant qu’elle était disproportionnée par rapport à la gravité relative de sa participation à l’infraction. La Cour de justice oppose une fin de non-recevoir catégorique à cette demande. Elle rappelle avec constance qu’« il n’appartient pas à la Cour, lorsqu’elle se prononce sur des questions de droit dans le cadre d’un pourvoi, de substituer, pour des motifs d’équité, son appréciation à celle du Tribunal statuant, dans l’exercice de sa pleine juridiction, sur le montant d’une amende ». Le Tribunal de première instance, lorsqu’il statue sur un recours contre une décision infligeant une amende, dispose d’une compétence de pleine juridiction. Cela lui permet de substituer sa propre appréciation à celle de la Commission et, le cas échéant, de réformer la décision en annulant, réduisant ou même augmentant la sanction. La Cour de justice, en revanche, ne dispose pas d’une telle compétence au stade du pourvoi. Son contrôle se limite à vérifier si le Tribunal a commis une erreur de droit dans l’exercice de sa propre compétence, par exemple en ne tenant pas compte de tous les facteurs pertinents ou en se fondant sur des considérations erronées. En l’absence d’une telle erreur, la Cour ne peut, pour de simples motifs d’opportunité ou d’équité, modifier le montant de l’amende.