Par un arrêt rendu en formation de chambre, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur un pourvoi formé contre une décision du Tribunal de première instance. Cet arrêt du Tribunal avait largement confirmé une décision de la Commission européenne sanctionnant plusieurs entreprises du secteur de la pétrochimie pour leur participation à une entente sur le marché du polypropylène, en violation des règles de concurrence.
En l’espèce, une entreprise productrice de polypropylène s’était vu infliger une amende substantielle par la Commission pour avoir participé, durant plusieurs années, à un accord et à une pratique concertée. Cette infraction consistait en des réunions secrètes régulières entre producteurs visant à fixer des objectifs de prix, à se répartir le marché au moyen de quotas de vente et à échanger des informations commerciales sensibles. Saisi d’un recours en annulation, le Tribunal de première instance avait confirmé l’essentiel des griefs de la Commission, tout en réduisant la durée de l’infraction retenue à l’encontre de l’entreprise et, par conséquent, le montant de l’amende. Postérieurement à la clôture de la procédure orale, la requérante avait demandé au Tribunal de rouvrir les débats et d’ordonner des mesures d’instruction. Cette demande se fondait sur des révélations faites dans une autre affaire, suggérant que la Commission ne respectait pas ses propres règles de procédure pour l’adoption de ses décisions, notamment en matière d’authentification. Le Tribunal avait rejeté cette demande et statué au fond. L’entreprise a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant à la fois le refus de rouvrir la procédure orale et l’appréciation portée par le Tribunal sur sa participation à l’infraction.
La question de droit soulevée devant la Cour était double. D’une part, il s’agissait de déterminer si le Tribunal était tenu de rouvrir la procédure orale pour examiner des allégations de vices de procédure affectant l’acte de la Commission, et si de tels vices pouvaient entraîner l’inexistence juridique de cet acte. D’autre part, la Cour était amenée à préciser les éléments constitutifs d’une pratique concertée au sens du droit de la concurrence, notamment en ce qui concerne la charge de la preuve et la nécessité de démontrer des effets concrets sur le marché.
La Cour de justice a rejeté l’intégralité du pourvoi. Elle a estimé que le Tribunal n’avait pas commis d’erreur de droit en refusant de rouvrir la procédure orale, les conditions strictes pour une telle mesure n’étant pas réunies. La Cour a également rappelé que la constatation de l’inexistence d’un acte communautaire était réservée à des hypothèses extrêmes. Sur le fond, elle a jugé qu’une fois la participation d’une entreprise à une concertation à objet anticoncurrentiel établie, il existe une présomption qu’elle adapte son comportement sur le marché en conséquence, sauf à ce qu’elle apporte la preuve du contraire.
Cet arrêt offre ainsi l’occasion de préciser le cadre rigoureux du contrôle juridictionnel exercé sur les actes des institutions (I), avant de confirmer une conception large et efficace de la notion de pratique concertée (II).
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I. La rigueur procédurale encadrant le contrôle juridictionnel
La Cour de justice valide l’approche stricte du Tribunal concernant les demandes présentées après la clôture des débats, qu’il s’agisse de la réouverture de la procédure orale (A) ou de l’appréciation des vices de forme susceptibles d’affecter un acte (B).
A. Le rejet d’une réouverture tardive de la procédure orale
L’arrêt attaqué avait refusé d’accueillir une demande de réouverture de la procédure orale et de mesures d’instruction présentée après la clôture des débats. La Cour de justice confirme cette position en rappelant les conditions particulièrement restrictives applicables en la matière. Elle énonce qu’une telle demande « ne peut être retenue que si elle porte sur des faits de nature à exercer une influence décisive sur la solution du litige et que l’intéressé n’a pu faire valoir avant la fin de la procédure orale ». Cette double condition vise à concilier l’exigence d’une justice éclairée avec le principe de bonne administration de la justice, qui commande d’assurer le déroulement ordonné et efficace de la procédure.
En l’espèce, la requérante se prévalait d’informations relatives à une pratique administrative générale de la Commission, révélées dans une autre instance. La Cour considère que de telles indications, par leur caractère général, ne sont pas en elles-mêmes décisives pour la solution du litige spécifique dont le Tribunal était saisi. Pour justifier une réouverture, l’entreprise aurait dû fournir des éléments factuels précis et propres à la décision la concernant. De plus, la Cour relève que la requérante était en mesure, dès l’introduction de son recours, de présenter un minimum d’indices pour étayer ses soupçons et demander des mesures d’instruction en temps utile. En rejetant la demande tardive, le Tribunal n’a donc pas commis d’erreur de droit mais a fait une application correcte des règles de procédure, qui ne sauraient pallier les carences d’une partie dans l’administration de sa preuve.
B. La portée restreinte de la théorie de l’acte inexistant
La requérante soutenait que les vices de procédure allégués, notamment le défaut d’authentification de la décision de la Commission, étaient d’une gravité telle qu’ils devaient entraîner l’inexistence juridique de l’acte. La Cour de justice rejette fermement cette argumentation en s’appuyant sur le principe de présomption de légalité des actes des institutions. Elle rappelle que la stabilité des relations juridiques et la sécurité juridique imposent que la nullité d’un acte soit prononcée par le juge dans le cadre d’un recours formé dans les délais.
Par exception, la théorie de l’acte inexistant permet de considérer qu’un acte n’a jamais produit d’effets juridiques. Cependant, la Cour souligne que « la gravité des conséquences qui se rattachent à la constatation de l’inexistence d’un acte […] postule que, pour des raisons de sécurité juridique, cette constatation soit réservée à des hypothèses tout à fait extrêmes ». L’acte doit être entaché d’une irrégularité « dont la gravité est si évidente qu’elle ne peut être tolérée par l’ordre juridique communautaire ». Les vices invoqués par l’entreprise, bien que potentiellement susceptibles de justifier une annulation s’ils avaient été prouvés et soulevés en temps utile, n’atteignaient manifestement pas ce seuil exceptionnel. En refusant de constater l’inexistence de la décision, le Tribunal a donc correctement appliqué les principes fondamentaux régissant la hiérarchie des sanctions des actes administratifs.
Au-delà de ces aspects procéduraux, l’arrêt apporte des clarifications substantielles sur la notion de pratique concertée.
II. La confirmation d’une conception extensive de la pratique concertée
La Cour de justice saisit l’occasion de cet arrêt pour consolider sa jurisprudence en matière de preuve des ententes, en allégeant la charge probatoire pesant sur la Commission (A) et en réaffirmant que l’objet anticoncurrentiel d’une pratique suffit à la rendre illicite (B).
A. L’allègement de la charge de la preuve pesant sur la Commission
L’entreprise requérante contestait l’infraction en arguant qu’elle n’avait pas mis en œuvre les décisions prises lors des réunions de concertation. La Cour répond en établissant une présomption fondamentale pour la poursuite des ententes. Elle affirme qu’« il y a lieu de présumer, sous réserve de la preuve contraire qu’il incombe aux opérateurs intéressés de rapporter, que des entreprises participant à une concertation et qui demeurent actives sur le marché tiennent compte des informations échangées avec leurs concurrents pour déterminer leur comportement sur ce marché ». Cette présomption est d’autant plus forte que la concertation, comme en l’espèce, s’inscrit dans la durée.
Cette solution renverse la charge de la preuve. Une fois que la Commission a établi la participation d’une entreprise à des réunions ayant un objet anticoncurrentiel, il n’est plus nécessaire pour elle de prouver que cette concertation a été suivie d’un comportement spécifique sur le marché. Il appartient désormais à l’entreprise de démontrer que sa participation était dépourvue de tout esprit anticoncurrentiel, par exemple en prouvant qu’elle s’est publiquement distanciée des mesures convenues ou les a dénoncées. Cette jurisprudence renforce considérablement l’efficacité de l’action de la Commission, car la preuve d’un comportement parallèle sur le marché est souvent difficile à rapporter. La Cour estime que cette présomption ne viole pas le principe de la présomption d’innocence, car elle découle d’une déduction logique et demeure réfragable.
B. L’indifférence de l’absence d’effets anticoncurrentiels sur le marché
Dans le prolongement de son raisonnement, la Cour rappelle un autre principe cardinal du droit de la concurrence. Elle juge qu’« une pratique concertée relève de l’article 85, paragraphe 1, du traité, même en l’absence d’effets anticoncurrentiels sur le marché ». En effet, cette disposition prohibe les accords et pratiques qui ont pour « objet ou pour effet » de restreindre la concurrence. Le caractère alternatif de cette condition signifie que, dès lors que l’objet anticoncurrentiel d’une pratique est démontré, l’infraction est constituée, sans qu’il soit nécessaire d’en rechercher les effets concrets.
La Cour précise que si la notion de pratique concertée présuppose un comportement sur le marché faisant suite à la concertation, elle n’implique pas que ce comportement produise un résultat tangible. Le simple fait pour une entreprise de participer à une concertation et de rester active sur le marché suffit à établir ce comportement, en vertu de la présomption énoncée précédemment. L’infraction vise à sanctionner la collusion elle-même, qui fausse le fonctionnement normal du marché en substituant « sciemment une coopération pratique entre [les entreprises] aux risques de la concurrence ». L’absence d’effets ne pourra être prise en compte, le cas échéant, que pour la détermination du montant de l’amende, mais non pour l’établissement de l’infraction.