Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 8 juillet 1999. – Montecatini SpA contre Commission des Communautés européennes. – Pourvoi – Règlement intérieur de la Commission – Procédure d’adoption d’une décision par le collège des membres de la Commission – Règles de concurrence applicables aux entreprises – Notions d’accord et de pratique concertée – Prescription – Amende. – Affaire C-235/92 P.

L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 8 juillet 1999 dans l’affaire C-235/92 P, opposant une entreprise du secteur pétrochimique à la Commission, offre une clarification substantielle de plusieurs principes cardinaux du droit de la concurrence et du contentieux communautaire. Cette décision, rendue sur pourvoi, examine la légalité d’un arrêt du Tribunal de première instance ayant confirmé une décision de la Commission infligeant une amende pour participation à une entente sur le marché du polypropylène. Les faits à l’origine du litige remontent à une période s’étendant de 1977 à 1983, durant laquelle plusieurs producteurs, dont la société requérante, se seraient entendus pour fixer des objectifs de prix, se répartir le marché et limiter la production.

La procédure a débuté par une décision de la Commission en 1986, constatant une infraction à l’article 85 du traité CEE et imposant une sanction pécuniaire significative à la requérante. Saisi d’un recours en annulation, le Tribunal de première instance a, par un arrêt du 10 mars 1992, rejeté l’intégralité des moyens soulevés par l’entreprise. Cette dernière a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, articulant ses critiques autour de plusieurs axes. Elle reprochait principalement au Tribunal d’avoir manqué à son obligation de vérifier d’office l’existence même de la décision de la Commission, d’avoir commis des erreurs dans l’application de l’article 85 du traité, d’avoir violé les règles relatives à la charge de la preuve et à la prescription, et enfin, d’avoir insuffisamment motivé le maintien du montant de l’amende. Le débat juridique s’est ainsi cristallisé autour de questions procédurales d’une grande portée, tenant à la validité formelle des actes des institutions, et de questions de fond relatives à la caractérisation d’une infraction aux règles de concurrence. Il s’agissait de déterminer dans quelle mesure une irrégularité procédurale peut affecter la validité, voire l’existence, d’une décision communautaire, et à quelles conditions un ensemble de comportements infractionnels peut être qualifié d’infraction unique et continuée pour l’application des règles de prescription.

La Cour de justice a rejeté le pourvoi dans sa totalité, confirmant ainsi l’analyse du Tribunal sur l’ensemble des points contestés. Elle a notamment jugé que les irrégularités procédurales alléguées n’étaient pas d’une gravité suffisante pour entraîner l’inexistence juridique de l’acte. La Cour a également validé l’approche selon laquelle une entente ayant un objet anticoncurrentiel est prohibée par l’article 85 du traité, indépendamment de ses effets concrets sur le marché. Enfin, elle a confirmé que des agissements s’inscrivant dans un plan global poursuivant un but économique unique constituent une infraction continuée, dont le délai de prescription ne commence à courir qu’à compter de la cessation du dernier acte infractionnel.

L’analyse de la Cour se déploie autour de deux axes principaux. Elle se prononce d’abord sur les exigences procédurales et probatoires encadrant le contrôle de la légalité d’un acte institutionnel (I), avant de confirmer une interprétation matérielle rigoureuse des règles de fond du droit des ententes (II).

I. Le rappel rigoureux des exigences procédurales et probatoires

La Cour de justice saisit l’occasion de ce pourvoi pour clarifier les conditions dans lesquelles la régularité formelle d’un acte peut être contestée. Elle adopte une position stricte, d’une part en consacrant une conception très restrictive de la théorie de l’inexistence juridique (A), et d’autre part, en refusant d’imposer au juge un contrôle d’office des vices de procédure en l’absence d’indices suffisants fournis par la partie requérante (B).

A. La consécration d’une conception restrictive de l’inexistence juridique

La Cour commence par réaffirmer le principe de la présomption de légalité dont jouissent les actes des institutions communautaires. Ces actes produisent des effets juridiques tant qu’ils n’ont pas été annulés ou retirés. Toutefois, elle admet une exception pour les actes entachés d’une irrégularité particulièrement grave. Elle précise que « par exception à ce principe, les actes entachés d’une irrégularité dont la gravité est si évidente qu’elle ne peut être tolérée par l’ordre juridique communautaire doivent être réputés n’avoir produit aucun effet juridique ». Cette solution vise à maintenir un équilibre délicat entre la stabilité des relations juridiques et le respect de la légalité.

La Cour souligne cependant que la constatation de l’inexistence doit rester exceptionnelle. Pour des raisons impérieuses de sécurité juridique, elle doit être « réservée à des hypothèses tout à fait extrêmes ». En l’espèce, les irrégularités alléguées par la requérante, relatives à la procédure d’adoption de la décision, n’atteignaient pas un tel degré de gravité. En fixant un seuil aussi élevé, la Cour entend prévenir l’incertitude juridique qui résulterait d’une remise en cause trop aisée de la validité formelle des décisions, longtemps après leur adoption. Cette position, tout en préservant une voie de recours contre les vices les plus flagrants, renforce considérablement la stabilité des actes administratifs de l’Union.

B. Le refus d’un contrôle d’office en l’absence d’indices suffisants

La requérante reprochait au Tribunal de ne pas avoir ordonné des mesures d’instruction pour vérifier la régularité de la procédure d’adoption de la décision de la Commission. La Cour rejette cet argument en encadrant strictement les conditions de réouverture de la procédure orale et de présentation de nouvelles demandes de preuve. Elle rappelle qu’une telle demande, présentée après la clôture de la procédure orale, « ne peut être retenue que si elle porte sur des faits de nature à exercer une influence décisive sur la solution du litige et que l’intéressé n’a pu faire valoir avant la fin de la procédure orale ».

De plus, la Cour précise que l’obligation pour le juge de soulever d’office des moyens d’ordre public ne saurait exister qu’en fonction des éléments de fait déjà versés au dossier. En l’absence d’un commencement de preuve fourni par la requérante au moment de l’introduction de son recours, le Tribunal n’était pas tenu d’engager des investigations. La requérante se devait de fournir « au moins un minimum d’éléments accréditant l’utilité des mesures […] pour les besoins de l’instance ». En statuant ainsi, la Cour opère une application classique des règles sur la charge de la preuve et refuse de pallier la carence probatoire d’une partie. Le principe de la présomption d’innocence n’est pas violé, car une fois que la Commission a rapporté la preuve de la participation de l’entreprise à des réunions au contenu manifestement anticoncurrentiel, il incombait à cette dernière de fournir une explication alternative crédible.

II. La confirmation d’une application extensive de l’article 85 du traité

Au-delà des questions de procédure, l’arrêt est remarquable par sa contribution à la définition de l’infraction d’entente. La Cour valide une approche stricte, en affirmant l’autonomie de la notion d’objet anticoncurrentiel (A) et en consacrant une définition large de l’infraction unique et continuée, ce qui a des conséquences directes sur le régime de la prescription (B).

A. L’affirmation de l’autonomie de l’objet anticoncurrentiel

L’un des arguments de la requérante consistait à soutenir que le contexte économique de crise aurait dû conduire à une appréciation plus nuancée de son comportement. La Cour rejette cette thèse en rappelant une jurisprudence constante. Dès lors qu’un accord ou une pratique concertée a pour objet de restreindre la concurrence, « la prise en considération des effets concrets d’un accord est superflue ». Cette règle s’applique avec la même force aux pratiques concertées, lesquelles « sont interdites, indépendamment de tout effet, lorsqu’elles ont un objet anticoncurrentiel ».

Cette interprétation consacre une infraction de nature formelle. Pour les restrictions les plus graves, comme la fixation de prix ou la répartition de marchés, la seule preuve de la concertation suffit à établir l’infraction, sans qu’il soit nécessaire pour la Commission de démontrer une distorsion effective du jeu de la concurrence. L’argument tiré de l’état de nécessité économique, invoqué par l’entreprise pour justifier ses agissements, est également écarté, la Cour estimant qu’une simple exigence d’éviter une perte économique ne saurait légitimer une violation de l’article 85 du traité. Cette position réaffirme avec force que les entreprises ne peuvent se substituer aux mécanismes du marché, même dans un contexte de crise sectorielle.

B. La qualification d’infraction unique et continuée et ses conséquences sur la prescription

La Cour valide également la qualification d’infraction unique et continuée retenue par le Tribunal. Elle estime qu’il serait « artificiel de subdiviser ce comportement continu, caractérisé par une seule finalité, en y voyant plusieurs infractions distinctes ». En l’espèce, les différents accords et pratiques concertées (réunions périodiques, fixation de prix cibles, établissement de quotas) s’inscrivaient dans une série d’efforts poursuivant « un seul but économique, à savoir fausser l’évolution normale des prix sur le marché ». Cette approche globale de l’infraction permet de la considérer comme un tout cohérent, plutôt que comme une succession d’actes isolés.

Cette qualification a une incidence déterminante sur le calcul du délai de prescription de cinq ans prévu par le règlement n° 2988/74. La Cour confirme que pour une infraction continuée, ce délai ne commence à courir qu’« à compter du jour où l’infraction avait pris fin ». En l’espèce, les effets de l’infraction s’étant poursuivis jusqu’en novembre 1983, l’action de la Commission n’était pas prescrite. Cette solution renforce considérablement l’efficacité de la politique de la concurrence, en permettant à la Commission de poursuivre des ententes complexes et de longue durée dans leur intégralité, et en empêchant les entreprises de se prévaloir de la prescription pour les agissements les plus anciens d’un plan infractionnel unique.

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Hassan KOHEN
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