Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 8 mars 1988. – Société Leesportefeuille « Intiem » CV contre Secrétaire d’État aux Finances. – Demande de décision préjudicielle: Hoge Raad – Pays-Bas. – Deuxième et sixième directives TVA – Imposition de prestations fournies aux employés de l’assujetti. – Affaire 165/86.

Saisie d’une question préjudicielle par le Hoge Raad des Pays-Bas, la Cour de justice des Communautés européennes, dans sa formation de sixième chambre, a rendu une décision le 8 octobre 1987 relative à l’interprétation du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée.

En l’espèce, une entreprise exploitant un service de prêts de magazines rémunérait ses employés livreurs par une allocation pour frais de déplacement, à l’exclusion des frais d’essence. En vertu d’un accord, les employés faisaient le plein de leur véhicule personnel, utilisé pour les livraisons, aux frais de l’employeur auprès d’une station-service spécifique. L’entreprise recevait directement les factures correspondantes et procédait à la déduction intégrale de la taxe sur la valeur ajoutée y afférente.

L’administration fiscale nationale a refusé la déduction intégrale, n’admettant qu’un abattement forfaitaire au motif que l’essence n’était pas livrée directement à l’entreprise mais à ses salariés. Le litige fut porté devant le Gerechtshof d’Amsterdam qui confirma la position de l’administration. L’entreprise a alors formé un pourvoi en cassation. Le Hoge Raad, considérant que la solution dépendait de l’interprétation du droit communautaire, a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice.

Le problème de droit soumis à la Cour consistait à déterminer si les dispositions des directives en matière de taxe sur la valeur ajoutée, qui subordonnent le droit à déduction à la condition que les biens soient livrés à l’assujetti, s’opposent à ce qu’un employeur déduise la taxe afférente à des biens livrés matériellement à ses employés mais utilisés exclusivement pour les besoins de son entreprise et facturés à son nom.

La Cour de justice a répondu par l’affirmative, estimant que l’employeur peut déduire la taxe qui lui est ainsi imputée. Elle juge que la condition de livraison à l’assujetti « ne peut pas avoir pour objet d’exclure du droit à déduction la taxe acquittée pour des biens qui, bien que vendus à l’assujetti pour être utilisés exclusivement dans le cadre de ses activités professionnelles, ont été physiquement remis à ses employés ».

Cette solution conduit à examiner l’interprétation extensive de la condition de livraison retenue par la Cour (I), avant d’analyser la portée de cette décision au regard des principes fondamentaux du système de taxe sur la valeur ajoutée (II).

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I. L’interprétation extensive de la condition de livraison

La Cour de justice écarte une lecture littérale de la condition de livraison des biens à l’assujetti (A) pour adopter une approche téléologique centrée sur l’affectation économique réelle des biens (B).

A. Le rejet d’une approche littérale de la livraison

Les textes applicables, notamment l’article 17, paragraphe 2, sous a), de la sixième directive, autorisent l’assujetti à déduire la taxe « pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés ». Une interprétation stricte de cette disposition, telle que défendue par l’administration fiscale nationale, impliquerait que le droit à déduction ne naît que si l’assujetti prend matériellement possession des biens. Dans cette optique, la livraison physique à un tiers, fût-il le salarié de l’assujetti, ferait obstacle à la déduction, même si l’opération est réalisée pour les besoins de l’entreprise et à ses frais.

Cette position formaliste trouve un appui dans la lettre du texte, qui vise les biens « livrés » à l’assujetti. En l’espèce, le carburant était directement versé dans le réservoir des véhicules appartenant aux employés. La remise matérielle du bien n’était donc pas effectuée au profit de l’employeur. Cependant, la Cour considère que s’en tenir à cette seule constatation méconnaîtrait la logique du système commun de taxe sur la valeur ajoutée. Elle choisit donc de dépasser le critère purement physique de la remise des biens.

B. La primauté de l’affectation professionnelle du bien

La Cour de justice privilégie une interprétation finaliste, en se référant à l’objectif du mécanisme de déduction. Elle rappelle que ce droit vise les biens et services « utilisés pour les besoins de son entreprise ». Le critère déterminant n’est donc pas le destinataire physique de la livraison, mais l’affectation du bien à l’activité économique taxée de l’assujetti. En l’espèce, trois conditions cumulatives étaient réunies : l’employeur était le cocontractant du fournisseur, il acquittait le prix et la taxe correspondante, et les biens étaient utilisés exclusivement pour les besoins de son activité professionnelle.

Dès lors, la Cour estime que la condition de livraison à l’assujetti « ne peut pas avoir pour objet d’exclure du droit à déduction la TVA acquittée pour des biens qui, bien que vendus à l’assujetti pour être utilisés exclusivement dans le cadre de ses activités professionnelles, ont été physiquement remis à ses employés ». Cette approche fonctionnelle garantit que la charge fiscale ne pèse pas sur un opérateur économique pour des dépenses engagées dans le cadre de son activité. L’analyse de la Cour consacre ainsi la prééminence des principes directeurs de la taxe sur la valeur ajoutée.

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II. La consécration des principes fondamentaux du système de TVA

La décision commentée renforce le principe de neutralité de la taxe (A) en faisant prévaloir la réalité économique de l’opération sur son aspect formel (B).

A. Le renforcement du principe de neutralité

Le système commun de taxe sur la valeur ajoutée repose sur le principe fondamental de neutralité fiscale. Ce principe implique que l’assujetti doit être entièrement déchargé du poids de la taxe due ou acquittée dans le cadre de toutes ses activités économiques. Comme le rappelle la Cour en citant la première directive, la taxe est exigée « déduction faite du montant de la TVA qui a grevé directement le coût des divers éléments constitutifs du prix ». Le mécanisme de déduction est l’instrument de cette neutralité.

En l’espèce, refuser le droit à déduction à l’employeur aurait conduit à ce que la taxe sur le carburant devienne une charge définitive pour l’entreprise. Une telle situation créerait une distorsion de concurrence et contreviendrait à l’objectif même du système. En autorisant la déduction, la Cour garantit que la taxe ne demeure pas une charge pour l’intermédiaire économique et qu’elle ne pèse in fine que sur le consommateur final. La solution assure ainsi la parfaite application du principe de neutralité.

B. La prévalence de la réalité économique

Au-delà de la seule question technique, cet arrêt illustre la méthode d’interprétation de la Cour, qui tend à faire prévaloir la substance économique sur la forme juridique des transactions. La Cour ne s’attache pas à la modalité de la remise matérielle du bien, mais à la réalité de l’opération dans son ensemble : un achat effectué par une entreprise, pour son activité, et à ses frais. L’identité du détenteur physique du bien à l’issue de la livraison devient secondaire dès lors que l’affectation professionnelle exclusive est établie.

Cette approche pragmatique offre une sécurité juridique aux entreprises qui, pour des raisons pratiques, peuvent être amenées à organiser des livraisons de biens directement à leurs salariés. La solution n’ouvre cependant pas un droit à déduction inconditionnel. Elle demeure strictement encadrée par les circonstances de l’espèce : l’existence d’un accord tripartite, la facturation directe à l’employeur et l’utilisation exclusive des biens pour les besoins de l’entreprise. Ainsi, la Cour clarifie la portée du droit à déduction en l’alignant sur la réalité fonctionnelle et économique de l’activité de l’assujetti.

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