Par un arrêt en date du 9 décembre 1987, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de la compétence spéciale prévue en matière de contestations relatives à l’exploitation d’une succursale, d’une agence ou de tout autre établissement.
En l’espèce, une société allemande avait fourni des marchandises à une société française. Les négociations contractuelles ainsi que le suivi de l’exécution n’avaient pas été menés directement avec la société française, mais par l’intermédiaire d’une autre société allemande. Cette dernière, juridiquement distincte, portait cependant le même nom et partageait une direction commune avec l’entreprise française. Un litige étant né du défaut de paiement de plusieurs factures, le fournisseur allemand a assigné son cocontractant français devant les juridictions allemandes.
La société française a soulevé l’incompétence des tribunaux allemands au profit des juridictions de son siège social, conformément au principe du for du défendeur. Le fournisseur soutenait pour sa part la compétence des juridictions allemandes sur le fondement de l’article 5, point 5, de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, considérant que la société allemande intermédiaire constituait un « autre établissement » de la société française. La juridiction de première instance a décliné sa compétence. Saisie en appel, la juridiction de renvoi a alors décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice.
Il était donc demandé à la Cour si la notion d’établissement, au sens de la disposition précitée, pouvait s’étendre à une situation où une société, bien que juridiquement indépendante, agit aux yeux des tiers comme le prolongement d’une autre entreprise établie dans un autre État contractant, en raison d’une dénomination et d’une direction communes.
La Cour de justice répond par l’affirmative, en jugeant que l’article 5, point 5, de la convention « s’applique à un cas où une personne morale établie dans un État contractant, tout en n’exploitant pas une succursale, agence ou établissement dépourvu d’autonomie dans un autre État contractant, y exerce néanmoins ses activités au moyen d’une société indépendante portant le même nom et ayant la même direction, qui agit et conclut des affaires en son nom et dont elle se sert comme d’un prolongement ».
Cette solution conduit à une interprétation extensive de la notion d’établissement, privilégiant l’apparence extérieure au détriment de l’autonomie juridique formelle (I), ce qui renforce de manière significative la protection des tiers et la proximité judiciaire (II).
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I. L’extension de la notion d’établissement à une entité juridiquement autonome
La Cour opère un dépassement de la conception purement organique de la succursale (A) pour consacrer une approche fonctionnelle qui repose sur l’apparence créée vis-à-vis des partenaires commerciaux (B).
A. Le dépassement d’une conception organique de la succursale
Traditionnellement, la notion de succursale, d’agence ou d’établissement implique une absence d’autonomie juridique. Ces entités sont perçues comme de simples démembrements d’une maison mère, sans personnalité morale propre. La Cour avait déjà jugé dans son arrêt du 22 novembre 1978 que ces notions impliquent « un centre d’opérations qui se manifeste d’une façon durable vers l’extérieur comme le prolongement d’une maison mère, pourvu d’une direction et matériellement équipé de façon à pouvoir négocier des affaires avec des tiers ». Cette définition laissait entendre une dépendance structurelle.
Dans la présente affaire, la Cour était confrontée à une situation nouvelle où l’entité locale était une société pleinement indépendante sur le plan juridique. En retenant sa qualification d’établissement au sens de la convention, la Cour de justice refuse de limiter l’application de l’article 5, point 5, aux seules structures formellement dépendantes. Elle écarte ainsi une interprétation stricte qui aurait imposé aux tiers de vérifier la nature exacte des liens juridiques unissant deux sociétés avant de déterminer le for compétent, ce qui aurait été contraire à la fluidité des relations d’affaires.
B. La consécration d’une approche fonctionnelle fondée sur l’apparence
Pour justifier sa solution, la Cour se fonde sur le comportement des entreprises et la perception qu’en ont les tiers. Elle constate que la société allemande agissait comme le prolongement de la société française, non seulement lors des négociations, mais aussi dans le suivi de l’exécution du contrat. Plusieurs éléments factuels, tels que l’identité de nom et la direction commune, créaient une apparence de permanence et de dépendance. Les tiers pouvaient légitimement croire qu’ils traitaient avec une seule et même entité économique, représentée localement par un établissement.
C’est donc le rôle fonctionnel de l’entité locale qui devient le critère déterminant. La Cour souligne que le lien de rattachement étroit qui justifie les compétences spéciales « s’apprécie non seulement sur la base des relations juridiques existant entre des personnes morales […], mais également en fonction de la façon dont ces deux entreprises se comportent dans la vie sociale et se présentent vis-à-vis des tiers ». Cette approche pragmatique permet d’appréhender la réalité économique derrière les montages juridiques et d’adapter la règle de compétence à des situations commerciales complexes.
II. La portée de la solution : le renforcement de la protection des tiers
En faisant prévaloir la réalité économique et l’apparence, la Cour assure la primauté de la sécurité juridique dans les échanges commerciaux (A) et offre une solution pragmatique qui sert l’objectif de proximité judiciaire (B).
A. La primauté de la sécurité juridique dans les relations commerciales
Cette décision a pour effet principal de protéger les tiers de bonne foi. Un partenaire commercial n’a pas à supporter les conséquences d’une structure juridique complexe qui ne correspond pas à la réalité de ses relations d’affaires. En permettant d’attraire une société devant les tribunaux du lieu de son « prolongement » apparent, la Cour garantit aux créanciers une voie d’action plus simple et moins coûteuse. Elle énonce clairement que « les tiers qui font leurs affaires avec l’établissement agissant en tant que prolongement d’une autre société doivent pouvoir s’en remettre à l’apparence ainsi créée ».
La sécurité juridique est ainsi renforcée, car les entreprises ne peuvent plus se prévaloir de leur indépendance juridique pour échapper à la compétence d’une juridiction qui est pourtant le centre de leurs activités commerciales dans un autre État. Cette solution prévient les stratégies d’évasion de for et assure que les règles de compétence correspondent à la réalité des flux économiques transfrontaliers. La confiance, élément essentiel du commerce, se trouve ainsi consolidée par le droit.
B. Une solution pragmatique au service de la proximité judiciaire
L’interprétation retenue est également conforme à l’esprit de la convention de Bruxelles, dont les règles de compétence spéciale visent à attribuer un litige à la juridiction la mieux placée pour en connaître. En l’espèce, les négociations, la conclusion et les difficultés d’exécution du contrat étaient toutes localisées en Allemagne, par l’intermédiaire de la société qui y était établie. Il est donc logique et efficace que les tribunaux allemands soient compétents, car ils sont les plus à même d’apprécier les faits et de recueillir les preuves pertinentes.
Forcer le fournisseur allemand à agir en France aurait créé un déséquilibre et engendré des frais supplémentaires, en contradiction avec l’objectif de bonne administration de la justice promu par la convention. En liant la compétence au centre d’opérations réel de l’entreprise, la Cour offre une solution pragmatique et équilibrée. Elle démontre que la notion d’établissement doit être appréciée avec souplesse pour garantir l’effet utile des règles de compétence et répondre aux besoins concrets des acteurs économiques.