L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes s’inscrit dans le cadre d’un renvoi préjudiciel initié par une juridiction administrative allemande. Cette dernière était saisie d’un litige opposant une société importatrice à l’organisme national de régulation des marchés agricoles. En l’espèce, un opérateur économique, titulaire de certificats d’importation de manioc en provenance de Thaïlande, s’est vu opposer une modification substantielle de la réglementation communautaire. Alors que les importations étaient auparavant soumises à un prélèvement modéré de 6 % ad valorem sans limite quantitative, de nouveaux règlements ont instauré un régime de contingents tarifaires. Les importations réalisées hors contingent se voyaient appliquer un prélèvement dissuasif, équivalent à celui de l’orge.
La procédure révèle une divergence de traitement réglementaire. Un règlement de la Commission, daté du 22 juillet 1982, a mis en œuvre ce régime de quotas pour les importations thaïlandaises, sans prévoir de mécanisme d’annulation pour les certificats déjà délivrés. En revanche, un autre règlement de la Commission, du 1er octobre 1982, applicable aux importations des mêmes produits depuis d’autres pays tiers, a explicitement offert aux opérateurs la faculté de demander, sous trente jours, l’annulation de leurs certificats et la libération de la caution afférente. La société importatrice, dont la demande d’annulation fut rejetée par l’autorité nationale, a soutenu devant le juge du fond que le traitement plus favorable prévu par le second règlement devait lui être appliqué par analogie.
La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer si une disposition réglementaire favorable, prévue pour une catégorie d’opérateurs économiques, pouvait être étendue par analogie à une autre catégorie d’opérateurs régie par un texte distinct et silencieux, au motif que cette omission créerait une situation incompatible avec un principe général du droit communautaire, tel que le principe d’égalité de traitement.
La Cour de justice répond par l’affirmative, en jugeant que l’article 3, paragraphe 6, du règlement du 1er octobre 1982 doit être interprété comme s’appliquant également à la situation des importateurs de produits originaires de Thaïlande. Elle subordonne cette extension à des conditions strictes, tenant à la comparabilité des situations juridiques et à l’existence d’une lacune réglementaire contraire à un principe général du droit. La Cour précise que cette application par analogie doit s’effectuer dans le respect des mêmes conditions de délai et de procédure que celles édictées par la disposition étendue.
Cette solution conduit à examiner la validation par la Cour d’une application par analogie des règlements (I), avant d’analyser comment cette démarche se fonde sur la nécessité de corriger une rupture du principe d’égalité (II).
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I. La validation de l’extension du champ d’application d’un règlement par analogie
L’interprétation retenue par la Cour de justice consacre la possibilité, à titre exceptionnel, d’appliquer un règlement au-delà de son champ littéral. Elle reconnaît ainsi une dérogation mesurée au principe de l’application stricte des textes (A), en se fondant sur une analyse rigoureuse de la similarité des situations juridiques en présence (B).
A. La reconnaissance d’une dérogation au principe de l’application littérale des textes
En principe, le champ d’application d’un règlement est strictement délimité par ses propres dispositions. La Cour rappelle cette règle fondamentale en affirmant que le domaine d’un tel acte « ne peut, en principe, être étendu à des situations autres que celles qu’il a entendu viser ». Toutefois, elle admet que des circonstances exceptionnelles peuvent justifier une dérogation, s’appuyant sur sa jurisprudence antérieure. La Cour systématise alors les conditions d’une telle extension, qu’elle qualifie d' »application par analogie ».
Pour qu’un opérateur économique puisse légitimement invoquer le bénéfice d’un règlement qui ne lui est pas directement applicable, deux conditions cumulatives doivent être remplies. D’une part, il doit démontrer que le régime juridique dont il relève est « étroitement comparable à celui dont il demande l’application par analogie ». D’autre part, il doit établir que son propre régime « comporte une omission qui est incompatible avec un principe general du droit communautaire et que cette application par analogie permet de réparer ». Ce faisant, la Cour encadre strictement cette technique interprétative pour éviter toute incertitude juridique, tout en se réservant un pouvoir correcteur face aux lacunes du législateur.
B. L’appréciation de la comparabilité des régimes juridiques en cause
Dans l’affaire soumise, la Cour procède à une comparaison minutieuse des régimes applicables aux importateurs de manioc, qu’ils s’approvisionnent en Thaïlande ou dans d’autres pays tiers. La Commission soutenait l’existence de différences notables, notamment quant aux modalités de gestion des contingents, justifiant un traitement distinct. Elle arguait que le contrôle des exportations par les autorités thaïlandaises offrait une visibilité que n’avaient pas les autres importateurs.
La Cour écarte cet argument en retenant une vision plus globale de la situation des opérateurs. Elle observe qu’avant l’instauration des quotas, tous les importateurs étaient soumis à un régime juridique identique. La modification réglementaire de 1982 les a tous affectés de manière similaire, en restreignant drastiquement leurs possibilités d’importer au taux préférentiel. La Cour estime que les différences dans la gestion administrative des contingents ne sont pas de nature à remettre en cause la comparabilité fondamentale de leur situation. En conséquence, les considérations de confiance légitime, qui justifiaient la mesure d’annulation pour certains, étaient tout aussi pertinentes pour les autres.
II. La consécration du principe d’égalité comme fondement de l’interprétation correctrice
La décision de la Cour ne se limite pas à un constat technique de comparabilité ; elle s’ancre fermement dans le respect des principes généraux du droit communautaire. C’est en identifiant une rupture manifeste d’égalité entre les opérateurs que la Cour justifie son intervention (A), conférant ainsi à sa solution une portée significative en tant que mécanisme de réparation des lacunes réglementaires (B).
A. L’identification d’une rupture d’égalité entre opérateurs économiques
Le second critère posé par la Cour est celui de l’omission incompatible avec un principe général. En l’espèce, le principe en jeu est celui de l’égalité de traitement. La Cour constate que l’absence, dans le règlement applicable aux importations de Thaïlande, d’une disposition permettant l’annulation des certificats a placé ces opérateurs dans une « situation concurrentielle défavorable » par rapport à leurs concurrents. Ces derniers se trouvaient face à une alternative préjudiciable : soit réaliser leurs importations en acquittant un prélèvement prohibitif, soit renoncer à l’opération et perdre leurs cautions.
Ce désavantage était d’autant plus marqué que le régime restrictif leur fut imposé plus de deux mois avant celui applicable aux autres importateurs. Pour la Cour, « une telle situation est contraire au principe communautaire d’égalité de traitement entre opérateurs économiques placés dans des situations comparables ». La violation de ce principe fondamental constitue la lacune que l’application par analogie a pour fonction de combler. La décision illustre ainsi le rôle essentiel des principes généraux comme instruments de contrôle de la validité et de la cohérence de la législation dérivée.
B. La portée de la solution : la réparation d’une lacune réglementaire au nom d’un principe supérieur
En appliquant par analogie la disposition du règlement de 1982, la Cour ne fait pas seulement œuvre d’interprétation, mais aussi de correction. Elle répare une incohérence du droit dérivé qui, au-delà de la violation du principe d’égalité, allait à l’encontre de la finalité même des accords de contingentement, lesquels visaient à décourager les importations excédentaires. Maintenir l’obligation de caution incitait paradoxalement les opérateurs à importer hors quota pour ne pas perdre leur garantie financière.
La portée de cet arrêt est donc considérable. Il établit qu’une lacune réglementaire, source d’une discrimination injustifiée entre opérateurs économiques, peut et doit être corrigée par le juge au moyen d’une interprétation extensive fondée sur les principes généraux du droit. Cette solution renforce la protection des administrés face aux imperfections de la production normative et affirme la primauté des principes fondamentaux sur une application purement littérale des textes. La Cour confirme ainsi son rôle de garant d’un ordre juridique cohérent et équitable.