Par un arrêt du 12 juillet 1989, la Cour de justice des Communautés européennes, statuant sur renvoi préjudiciel du Bundesverwaltungsgericht, a précisé l’interprétation de la réglementation communautaire relative aux aides au stockage privé dans le secteur de la viande bovine. En l’espèce, une entreprise de commerce de viande avait conclu plusieurs contrats d’aide au stockage avec l’organisme national d’intervention compétent entre 1974 et 1976. À la suite de contrôles, cet organisme a réclamé le remboursement des aides versées pour trois contrats, estimant que les conditions d’octroi n’avaient pas été respectées. Pour le premier contrat, la quantité de viande éligible mise en stock était inférieure au seuil de 90 % de la quantité contractuelle, entraînant selon l’organisme une déchéance totale de l’aide. Pour les deux autres contrats, une partie de la viande avait été stockée après l’expiration d’un délai de six jours suivant l’abattage, ce que l’organisme considérait comme une violation de la réglementation applicable.
L’entreprise a contesté ces décisions de recouvrement devant les juridictions administratives. Le tribunal de première instance a rejeté son recours pour le premier contrat mais l’a accueilli pour les deux autres, considérant que le délai de six jours avait été porté à dix jours par des règlements ultérieurs. Sur appel, la juridiction supérieure a infirmé ce jugement en sa partie favorable à l’entreprise, rejetant ainsi intégralement ses prétentions. Saisie d’un pourvoi, la juridiction de renvoi a alors décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice. Il s’agissait pour l’essentiel de déterminer si la notion de « quantité mise en stock » devait s’entendre uniquement de la viande remplissant toutes les conditions de l’aide, et de clarifier la succession dans le temps des règlements fixant le délai entre l’abattage et la mise en stock. La Cour a jugé que la quantité de référence ne pouvait être constituée que par de la viande éligible et que le délai de six jours, prévu par le règlement de base, s’appliquait en l’absence de dérogation expresse dans un règlement ponctuel postérieur.
Cet arrêt offre une clarification essentielle de deux aspects du régime d’aide au stockage : d’une part, les conséquences du non-respect des engagements quantitatifs (I) et, d’autre part, l’articulation entre les normes générales et les dispositions dérogatoires spécifiques (II).
***
I. L’interprétation rigoureuse des conditions d’éligibilité à l’aide
La Cour adopte une approche stricte des conditions d’octroi de l’aide, tant sur la nature de la quantité de viande à prendre en compte (A) que sur la sanction applicable en cas de manquement (B).
A. Une définition qualitative de la « quantité mise en stock »
La première question posée à la Cour visait à savoir si l’expression « quantité mise en stock » devait être comprise comme la totalité de la viande physiquement entreposée ou seulement celle qui satisfaisait aux critères d’éligibilité. La juridiction de renvoi soulignait une ambiguïté entre la lettre du texte, qui pouvait suggérer une approche purement quantitative, et son esprit, qui plaidait pour une interprétation plus restrictive. La Cour tranche en faveur de la seconde approche, en se fondant sur la finalité du dispositif. Elle juge que « la notion de ‘quantité mise en stock’ comme permettant de stocker, dans le cadre du régime communautaire d’aides, seulement de la viande remplissant les conditions d’octroi de l’aide ».
Cette solution est justifiée par plusieurs arguments. Premièrement, le contrat de stockage ne peut porter que sur des produits éligibles ; le respect des engagements quantitatifs doit donc logiquement être apprécié à l’aune de la seule viande conforme. Deuxièmement, une interprétation contraire priverait de sanction l’obligation de stocker la quantité convenue. En effet, « il suffisait au stockeur privé de compenser, par de la viande ne remplissant pas les conditions d’octroi de l’aide, un éventuel déficit en viande remplissant ces conditions ». Une telle situation aurait permis de contourner non seulement les obligations quantitatives, mais aussi la règle de la quantité minimale par contrat, destinée à exclure du financement le stockage privé normal. Enfin, la Cour relève que la règle de réduction proportionnelle de l’aide prévue à l’article 9, paragraphe 3, sous a), du règlement n° 2711/75 n’aurait de sens que si le calcul portait sur une quantité elle-même éligible.
B. La confirmation du principe de conditionnalité stricte
En liant l’appréciation quantitative à la conformité qualitative de la marchandise, la Cour réaffirme le principe de conditionnalité stricte qui gouverne les aides agricoles communautaires. Le bénéfice du soutien financier est subordonné au respect scrupuleux de l’ensemble des règles fixées par la législation, et l’aide n’est due qu’à la condition que toutes les exigences soient satisfaites. Cette logique prévient les abus et garantit que les fonds publics sont alloués conformément aux objectifs de la politique agricole commune, en l’occurrence la régulation du marché par le retrait temporaire de certains volumes.
La sanction prévue en cas de non-respect du seuil de 90 % de la quantité contractuelle, à savoir la perte totale de l’aide, illustre la rigueur de ce système. Elle ne constitue pas seulement une pénalité, mais la conséquence directe de l’échec de l’opérateur à remplir une condition substantielle de son engagement. En définissant la « quantité mise en stock » comme la seule quantité éligible, l’arrêt assure la pleine effectivité de ce mécanisme de sanction. Il envoie un signal clair aux opérateurs économiques quant à la nécessité de respecter précisément leurs obligations contractuelles et réglementaires, sous peine de perdre l’intégralité du bénéfice attendu. Cette interprétation garantit ainsi l’intégrité et l’efficacité du système d’intervention.
***
II. L’articulation des normes générales et spéciales dans le temps
Le second apport de l’arrêt réside dans la clarification de l’interaction entre un règlement de base à durée indéterminée et des règlements d’application ponctuels, en distinguant clairement les notions de dérogation et d’abrogation (A), ce qui consacre la primauté de la norme générale en l’absence de disposition contraire (B).
A. La distinction fondamentale entre dérogation et abrogation
La Cour était interrogée sur la survie de la règle d’un délai de six jours entre l’abattage et le stockage, fixée par le règlement général n° 1071/68. Plusieurs règlements postérieurs, mais à durée limitée (n° 2778/74, n° 1860/75, n° 2711/75), avaient porté ce délai à dix jours. Le litige portait sur un contrat régi par le règlement n° 1500/76, qui était silencieux sur ce point. La Cour établit une hiérarchie claire entre les textes. D’une part, le règlement n° 1071/68 fixe des modalités générales d’application, sans limitation de temps. D’autre part, les règlements ultérieurs ont chacun mis en œuvre un programme ponctuel d’aides pour une durée limitée, afin de répondre à une situation conjoncturelle du marché.
La Cour en déduit que les dispositions de ces règlements ponctuels, même si elles différaient de celles du règlement de base, ne valaient que pour leur propre durée d’application. Elles « n’avaient pas pour objet et n’ont pu avoir pour effet d’abroger celles contenues dans le règlement n° 1071/68 auxquelles elles ne faisaient que ‘déroger' ». La dérogation est une exception temporaire et limitée à un cas d’espèce, tandis que l’abrogation met fin de manière permanente à l’existence d’une norme. La règle des six jours, issue du règlement général, n’a donc jamais cessé d’exister ; son application a seulement été écartée durant la période de validité de chaque programme d’aide ponctuel prévoyant un délai de dix jours.
B. La prévalence de la règle de base en cas de silence du texte spécial
Cette distinction emporte une conséquence déterminante pour la solution du litige. Puisque les dérogations successives n’ont pas abrogé la règle générale du délai de six jours, celle-ci est demeurée en vigueur. Le règlement n° 1500/76, qui régissait les contrats en cause, ne contenant aucune disposition dérogatoire sur ce point, il ne pouvait qu’entraîner un retour à la règle de droit commun. Le délai applicable était donc bien celui de six jours, prévu par le règlement de base n° 1071/68.
La Cour écarte par ailleurs l’argument tiré de la présence, dans la version allemande du règlement n° 1500/76, d’un considérant suggérant la nécessité d’adapter le délai entre l’abattage et le stockage. Elle rappelle un principe fondamental d’interprétation du droit communautaire : « un considérant d’un règlement, s’il peut permettre d’éclairer l’interprétation à donner à une règle de droit, ne saurait constituer par lui-même une telle règle ». De surcroît, ce considérant était absent des autres versions linguistiques, ce qui affaiblissait considérablement sa pertinence. Cette solution assure la sécurité juridique : en l’absence de disposition expresse contraire dans le corps d’un texte spécial, c’est la norme générale qui doit recevoir application, évitant ainsi que des exceptions temporaires ne créent une nouvelle règle par leur seule succession.